La stratégie du mensonge de Robespierre

Après la lecture de l'épisode de la Conjuration de l'Oeillet dans la Tome 1 des Soixantes-seize jours de Marie-Antoinette à la Conciergerie, on est étonné de constater que tous les protagonistes ont été acquittés par le Tribunal Révolutionnaire. Quand on connaît la tolérance zéro exercée par ses membres dans la moindre affaire, cette mansuétude paraît pour le moins insolite. Pourquoi a-t-on ménagé de tels contre-révolutionnaires ?
Nous avons tenté de trouver une explication à ce mystère en développant une hypothèse historique que j’ai appelé la "Stratégie du mensonge" de Robespierre. Elle permet de comprendre toutes les anomalies de cette affaire, où ce n’est pas un œillet mais deux œillets que Rougeville a jetés comme il le rappelle dans ses Mémoires, ce qu’André Castelot n’a pas manqué de souligner. Voici donc reproduit sur mon site cette mystérieuse Stratégie du mensonge que j’ai développée en annexe à la fin du tome 1 des 76 jours de Marie-Antoinette à la Conciergerie. (lire la suite plus bas ou imprimer document PDF - Notes en bas de page)

                           

 

LA LÉGENDE DE L’ŒILLET
ou la stratégie du mensonge

C’est une histoire obscure qui n’a pas été totalement éluci­dée. La plupart des historiens n’ont pas découvert le proces­sus exact de son déroulement et demeurent perplexes sur le rôle déroutant joué par les différents acteurs de ce drame. Certains, comme Lenôtre, estiment même que Michonis n’était pas compromis dans le complot, tandis que Castelot pense le contraire en affirmant que sans son implication, la conspiration de l’Œillet devient avec juste raison “parfaite­ment incompréhensible1”. Pourtant, Michonis nia toujours avoir connu le baron de Batz 2.
Des travaux de Lestapis datant de 1969 ont démontré qu’il était bien l’allié indéfectible du terrible baron au sein d’une immense conspiration visant à détruire la Convention et le régime, et dont l’Œillet ne représenterait que le sommet de l’iceberg 3.
Gilbert, dans sa dénonciation écrite au colonel Botot Du Mesnil, prétend qu’après avoir jeté les œillets à la veuve Capet, Rougeville est sorti en compagnie de Michonis, pour revenir seul un quart d’heure plus tard 4. Comment peut-on concevoir qu’un administrateur de police puisse laisser péné­trer seul un chevalier de Saint-Louis chez une détenue de cette importance s’il n’est de connivence avec lui ? Michonis fut obligatoirement un agent actif du complot
 
LES FAITS : TOUS MENTEURS !…
Rappelons sommairement les faits à travers les déclarations de chaque protagoniste pour tenter de débusquer leurs mystifications. Nous pensons que celles-ci ne sont pas fortuites, mais s’inscrivent dans une logique de combat que nous avons appelé la stratégie du mensonge. Chacun mentira pour des raisons diamétralement opposées à celles de l’autre. Lors de l’en­quête menée par les deux membres du Comité de sûreté générale, on ne saisit pas à première vue le but de leurs tromperies. En revanche, si on les intègre dans la conjuration de de Batz, l’intention qui pousse les conjurés à dissimuler paraît évidente 5. Ce qui rendait cette affaire obscure, c’était que tous les protagonistes mentaient de façon paradoxale. Il paraissait illogique que la femme Harel, authentique révolu­tionnaire, ait le même intérêt à mentir qu’un comploteur royaliste comme Michonis. En fait, ils mentaient tous les deux pour des raisons tout à fait opposées. Malgré les travaux récents qui ont apporté d’indéniables éclaircissements, il demeure encore des zones d’ombre diffi­ciles à élucider. Elles constituent des vides que nous avons tenté de combler par des hypothèses, avec toute l’incertitude qu’elles comportent.

 

RÉSUMONS LES FAITS RAPPORTES PAR LES TÉMOINS

Dans un réduit de trois mètres sur trois vivent en permanence une prisonnière (la Reine), deux gendarmes (Gilbert et Dufresne) et une servante (Marie Harel). Ces derniers ne quittent pas la souveraine des yeux.
Le 28 août surviennent deux visiteurs (Michonis et Rougeville). Ce dernier est vêtu d’un habit couleur “boue de Paris” et porte deux œillets à la boutonnière. En une fraction de seconde, Rougeville chuchote à la Reine de s’emparer des fleurs qu’il s’apprête à jeter car elles sont porteuses de messages. Son geste à été si prompt que les gendarmes et la servante n’ont rien vu.
La Reine reconnaît alors en Rougeville l’homme qui l’a protégée de la violence populaire le 20 juin aux Tuileries. Son émotion est telle que “le feu lui monte au visage” et “les larmes lui montent aux yeux1”.
Les deux gendarmes ont remarqué son trouble, tandis qu’il aurait bizarrement échappé aux yeux de la servante. C’est fini. Michonis se dirige aussitôt vers la sortie, entraî­nant Rougeville avec lui.
La prisonnière observe alors par la fenêtre les deux visiteurs dans la cour des femmes. Elle demande au gendarme Gilbert de rappeler Michonis sous le prétexte fallacieux d’intolérance alimentaire. Le gendarme est obligé de lui tourner le dos quelques secondes pour rappeler l’administrateur. La Reine toute tremblante se précipite pour s’emparer des deux œillets et les met aussitôt dans sa poche. L’autre se retourne trop tard et ne voit que la fin de son geste, les œillets ont disparu. Gilbert.“a vu la veuve Capet se baisser, mais ne prévoyant pas quelle en était la cause ni le motif, il ne vit en elle qu’une très vive émotion, son visage changer de couleur et ses membres tremblants 6”.

Elle prend connaissance des deux billets dissimulés dans le réceptacle des œillets. C’est un projet d’évasion accompa­gné de la promesse de rapporter une somme d’argent très importante le vendredi suivant. Elle doit accepter de s’évader évidemment sans ses enfants. Sa réponse est attendue. Elle déchire les billets en mille morceaux.
Au bout d’un quart d’heure, Rougeville revient seul dans la prison. Il confirme son retour pour le vendredi 30 août avec les fonds. Quelques minutes plus tard, Michonis revient pour récupérer son complice. Ils sortent ensemble. Gilbert et la Reine restent seuls. C’est le moment opportun pour la prison­nière de circonvenir le gendarme. Elle réussit à le faire entrer dans la conjuration. Nous verrons pour la compréhension de cette histoire qu’effectivement il ne pouvait en être autrement.
À partir de maintenant le mystère s’épaissit. Durant tous ces instants, n’y avait-il vraiment que le gendarme Gilbert pour garder la prisonnière ? Il paraît que la femme Harel serait allée chercher de l’eau et que le maréchal des logis Dufresne se serait absenté. Possible…
La Reine remet à Gilbert un message pour Rougeville, message écrit à l’aide d’une épingle. Il y est précisé : “Je me fie à vous. Je viendrai.” En revanche, nous ignorons à quel moment elle le lui a remis. Est-ce le jour de la visite de Rou­geville ? La première comme l’affirme Gilbert, ou la seconde qui a eu lieu un quart d’heure après ? Mystère… Mais si nous réfléchissons, nous découvrons que ce ne peut être ni l’une ni l’autre, mais bien plus tard. Nous en fournirons les preuves un peu plus loin dans la discussion.
 
Gilbert 7 écrit qu’à l’instant précis où la Reine lui a remis le billet, la servante Harel était de retour. Il prétend qu’il aurait arraché le billet des mains de la Reine pour le porter immé­diatement à la femme du concierge Richard. Le gendarme Dufresne affirme que c’est la femme Richard qui aurait fouillé dans les poches de Gilbert pour s’emparer du billet.

L’affaire se complique un peu plus quand la femme du concierge Richard affirme que “le même jour et au même moment” où Gilbert lui a remis le billet, elle l’a remis à Mi­chonis. Mais l’administrateur dément : il affirme que c’était “le lendemain ou le surlendemain du jour où il était venu avec le chevalier”.
Gilbert fait feu de tout bois pour se prémunir d’une accu­sation de complicité. En dépit de toute logique, il place tous les événements lors de la première visite, celle où il déclare avoir agi en bon patriote en dénonçant aussitôt le complot.

La nuit est noire autour de la Conciergerie. À onze heures, Michonis et Rougeville viennent s’emparer de la prisonnière “par ordre de la municipalité pour la transférer au Temple”. Tous les guichetiers du couloir des prisonniers le croient, y compris les Richard qui, eux, jouent le jeu.

Dans la cour du Mai, une fausse patrouille de gardes nationaux attend près d’une voiture qui doit emmener la Reine à Livry, chez Mme de Jarjayes, puis de là en Alle­magne. Nous n’avons aucun indice sur la sortie de la Reine de son cachot. Heureusement Rougeville écrivit ses mémoires, écoutons-le : “Nous avions déjà dépassé tous les guichets, et n’avions plus qu’à franchir la porte de la rue, lorsqu’un des deux gardes, à qui j’avais donné 50 louis d’or, s’opposa avec menace à la sortie de la Reine1 !” 8. La fille de Marie-Antoinette, la duchesse d’Angoulême, confirme que sa mère a été trahie par l’un des gendarmes. Elle écrit : “On m’a assuré que les gendarmes qui la gar­daient et la femme du concierge étaient gagnés… Elle était sortie de sa chambre et avait descendu l’escalier quand un gendarme s’oppose à son départ, quoiqu’il fût gagné, et obli­gea ma mère à remonter chez elle 9…”
Etait-ce Gilbert, était-ce Dufresne, était-ce un gendarme inconnu ? Nul ne sait ! On sait seulement par Rosalie La­morlière et Louis Larivière affirment que c’est la femme Harel “qui fit manquer l’évasion 10”.

  La suite est connue : c’est la dénonciation de Gilbert. Le matin du 4 septembre, l’un des gendarmes écrit à son colo­nel, il dévoile la conspiration en traitant l’administrateur (Michonis) de suspect, accusation terrible. Une instruction est ouverte par les deux députés de la Convention, Amar et Sevestre. Ils commettent l’erreur d’interroger en même temps tous les acteurs du complot. Leurs mensonges respec­tifs s’opposent. Michonis est arrêté. Les deux gendarmes dis­paraissent. Quant à la servante, on perd définitivement sa trace jusqu’au procès de la Reine.
Voilà ce que l’on sait de l’Œillet par le canal des déclara­tions de chaque conjuré.

DISCUSSION.
Si nous analysons les déclarations de chaque acteur du com­plot, nos voyons qu’ils usent de cette stratégie du mensonge avec des finalités différentes. Chez les uns, les mensonges sont télécommandés par Robespierre et le Comité de salut public (la servante Harel) ; chez d’autres, ils signent leur connivence avec de Batz (Michonis et Sophie Dutilleul) ; chez les derniers enfin, ils sont nécessaires pour sauver leur tête (les gendarmes Gilbert et Dufresne). Mais il n’est pas impossible qu’ils obéis­sent aussi aux ordres de leurs supérieurs. Quant à la Reine, sachant que le complot est définitivement perdu pour elle, elle va s’attacher à minimiser l’implication de ceux qui l’ont aidée, dont bien entendu Michonis.
La composition du bureau qui l’a interrogée, avec Amar, Sevestre, Cailleux, Bax, Lebrasse, Aigron, est rigoureuse­ment exacte, et tous les personnages qui l’interrogent dans le roman sont historiques 11.

 DÈS LE PREMIER INTERROGATOIRE, LA REINE PRESSENT UN TRAQUENARD

Amar et Sevestre vont utiliser la conspiration de l’Œillet pour tenter de la confondre. Ils espèrent qu’elle commettra des écarts qui seront utilisés pour son procès. C’est mal connaître Marie-Antoinette qui a tout de suite pressenti leur manœuvre.
Dans sa remarquable biographie consacrée à la Reine, l’historienne Évelyne Lever précise : “L’affaire dite de l’Œillet ramena l’attention sur elle au moment où Fouquier-Tinville, l’accusateur public, se plaignait de n’avoir toujours pas reçu les pièces la concernant pour établir son réquisitoire. L’interroga­toire s’engagea tout d’abord comme un simple interrogatoire de police, puis les questions se firent plus insidieuses. Les députés semblaient abandonner la piste de l’affaire dont ils étaient chargés pour préparer l’instruction d’un important procès » 12.”

LORS DU DEUXIÈME INTERROGATOIRE, MISE DEVANT L’ÉVIDENCE, LA REINE ADMET LES FAITS QU’ON LUI REPROCHE.

Amar et Sevestre utilisent de nouveau la conspiration pour étayer l’instruction de son procès. Ils vont tenter de faire tenir à Marie-Antoinette des propos compromettants. La Reine reconnaît avoir menti lors du premier interrogatoire, mais main­tient la même ligne de défense qui consiste à minimiser sa responsabilité dans les affaires qu’on lui reproche et à dissi­muler les implications de ceux qui l’ont aidée.
Évelyne Lever le confirme encore : “Ce prétendu complot dont on essayait, sans grande conviction, de dénouer les fils n’était qu’un prétexte. Comme lors du premier interroga­toire, les enquêteurs ne s’en tinrent pas aux simples ques­tions de routine 13.”
.
Ainsi la stratégie de défense de la Reine reste immuable : pressentant que les enquêteurs prêchent le faux pour savoir le vrai, elle niera tout d’abord les faits qu’on lui reproche ; ultérieurement, devant l’évidence, elle les reconnaîtra 14. En revanche, elle défendra sans faille ceux qui l’ont aidée en niant leur participation.
Elle ne se départira jamais de son rôle de Reine de France ; au contraire, face à ces terribles révolutionnaires, elle ne sera jamais complaisante et soutiendra que le métier de roi reste le plus beau 15 !
Aux questions des enquêteurs elle répondra toujours selon les principes de cette monarchie qu’elle croit encore possible pour son fils. Bref, elle demeure ce qu’au fond on lui reproche : avoir été Reine de France et le rester au fond de son cachot. “Donnez-moi la preuve”, répond la Reine aux enquêteurs qui lui reprochent d’avoir menti en prétendant qu’elle n’avait pas vu Rougeville lui lancer un œillet ; elle déclare enfin lors du deuxième interrogatoire : “Je l’ai pris et ramassé.” A la question des enquêteurs 15 : “Vous déclarez donc avoir renoncé à tous les privilèges que donnaient jadis les vains titres de roi ?”Elle répond : “Il n’en est pas de plus beau !”


Examinons à travers leurs déclarations le rôle joué par chaque acteur du complot :

1. Il existe tout d’abord un personnage dont on parle peu et qui pourtant fut un lien entre les conjurés, c’est la maî­tresse de Rougeville, la très jolie Sophie Dutilleul. 16. Elle n’était pas du tout cette oie blanche que nous avons entendue témoigner lors de ses interrogatoires ou quand elle fut traduite devant le Tribunal révolutionnaire le 29 brumaire an II.
Quand on lui demanda si elle était au courant des menées contre-révolutionnaires de son amant, elle répondit habile­ment : “Mon seul crime fut de l’avoir aimé !” Contre toute attente, le tribunal, malgré les charges évidentes qui pesaient sur elle et qui auraient dû l’envoyer à l’échafaud, étouffa sa partici­pation et l’acquitta1. Manœuvre étendue à tous les conjurés de l’Œillet, la stratégie du mensonge ordonnée par Robespierre lui fut appliquée. Il ne fallait surtout pas révéler que la maîtresse de Rougeville, affiliée au clan de de Batz, avait été la complice du municipal Michonis… et de bien d’autres.
Quand on l’interrogea, elle répondit négativement à toutes les questions : l’énormité de ses mensonges fut à la mesure de la complaisance surprenante des enquêteurs.

  • Rougeville vous a-t-il parlé quelque fois de la ci-devant Reine ?

  • Indifféremment.

  • Vous a-t-il témoigné le désir de voir la ci-devant Reine dans sa prison ?

  • Jamais !

  • Rougeville avait-il de grandes liaisons avec Michonis ?

  • Je ne lui en connais pas 17 !

En réalité, c’est Sophie Dutilleul qui présenta Michonis à son amant Rougeville lors d’un repas dans sa maison à Vau­girard. “La dame nous donna à dîner dans sa maison de cam­pagne à Vaugirard, le brave chevalier s’y trouva  18…”

  • N’avez-vous pas eu connaissance du complot formé par Michonis et Rougeville ? 19

  • Je n’en ai jamais entendu parler1 !

  • N’étiez-vous pas à ce dîner chez Fontaine avec Mi­chonis et Rougeville ?

  • J’y étais, c’est moi qui introduisis Rougeville, que je ne connaissais pas, et qui demeurait chez moi comme locataire.

  • Ne fut-ce pas à ce dîner en votre présence, que Mi­chonis promit à Rougeville de l’introduire auprès de la veuve Capet ?

  • Non !

Ce n’est peut-être là qu’un demi-mensonge puisque l’évasion de la Reine avait déjà été arrêtée bien avant chez elle à Vaugirard 20.
Enfin toutes ses réponses furent de cette veine : “Elle ne sait pas non plus si Michonis a accompagné Rougeville à la Conciergerie.” Devant l’étonnement des enquêteurs que son amant ne la tienne pas informée de ses projets, elle répond qu’il “était trop dissimulé pour cela”, “qu’il n’était pas en rela­tion avec l’étranger” 21, “qu’elle ne savait pas s’il allait souvent à la campagne” (allusion à la maison de de Batz à Charonne), “qu’elle ignorait s’il avait de l’or et des assignats et enfin qu’elle ne l’a plus revu depuis” 22.
En réalité, dès le début, Sophie fut une sacrée petite conspi­ratrice. Sa participation dans l’ Œillet débuta de la façon sui­vante : un jour qu’elle secourait un prisonnier à la Force, elle apprit que son ami le concierge Bault était en relation avec Michonis. Elle lui demanda s’il pouvait intercéder auprès de lui afin qu’il autorise un chevalier de Saint-Louis du nom de Rou­geville à s’introduire auprès de la Reine “pour lui offrir ses services”. Michonis accepta. Sophie Dutilleul organisa dans sa maison de campagne de Vaugirard un dîner avec lui, les époux Bault et Rougeville. “Toutes les mesures furent prises pour l’exécution, raconte la femme Bault, Michonis se char­gea du consentement des Richard1.”
Quand les enquêteurs l’interrogèrent sur ces rencontres elle prétendit le contraire : “Avez-vous eu quelque fois des rassemblements chez vous à Vaugirard ?
— Jamais ! répondit-elle. 20


2. Examinons maintenant les réponses des deux acteurs les plus importants de la conspiration, ceux-là même qui contri­buèrent à la faire échouer. Le premier d’entre eux d’abord, le peu recommandable gendarme Gilbert.
Sa participation active demeure l’axiome sur lequel repose le complot. Sans lui, pas d’Œillet. Sans son implication, cette affaire est non seulement incompréhensible mais tout sim­plement irréalisable.
Castelot fait remarquer à juste titre que si toutes ces allées et venues sont possibles, “c’est que Gilbert est entré dans la conjuration 23” et sa dénonciation ultérieure apparaîtra bien à ses anciens complices comme une félonie impardonnable qu’il paiera bientôt de sa vie.
N’oublions pas que Gilbert entra dans la famille Lari­vière, une famille de sensibilité royaliste, en épousant Julie, la sœur de Louis, contre l’avis de ses parents. Ce dernier fit une description bien peu élogieuse de son ex-beau-frère. Redevenu pâtissier à Saint-Mandé, il déclarera trente-neuf ans plus tard en 1834 dans sa relation à Laffont d’Aussonne : “Je ne dois pas oublier de dire que le gendarme Gilbert, ainsi que Dufresne, fut fait officier [après l’Œillet]… Gilbert malgré mes parents se fit aimer de ma sœur Julie et l’épousa. Il la rendit la plus malheureuse femme du monde étant le plus corrompu gendarme qui ait existé 24.”
 
Dans sa réponse aux attaques très nuancées des enquê­teurs, Gilbert va tenter de se dédouaner en piétinant successi­vement la Reine, Michonis et la femme Harel ; seul le maréchal des logis Dufresne trouve grâce à ses yeux. Il doit ménager son compère qui a reçu probablement comme lui cinquante louis d’or. En revanche, dans sa lettre de dénoncia­tion, Gilbert parle de ses anciens complices en termes peu élogieux. Il traite même Michonis de suspect : “des gens sus­pects qui s’introduisent chez la femme Capet…” Quelle délation quand on connaît, d’après la loi des suspects, la gra­vité d’une telle accusation 25 !
En prenant les devants contre d’éventuels reproches qu’on pouvait lui faire, notamment celui de ne pas avoir, sitôt reconnu, arrêté ce dangereux royaliste, sa veulerie se manifestera encore quand il affirme : “La femme Capet a pro­fité de cette occasion pour écrire avec une épingle un papier qu’elle m’a remis à dessein de le remettre à un certain quidam…” En traitant Rougeville de simple “quidam” (avec lequel il a machiné pécuniairement), son intention n’est pas innocente : il décline ainsi sa responsabilité en insinuant qu’il ignorait qu’il fût un “chevalier de Saint-Louis”. Un tel complo­teur aurait dû être aussitôt arrêté, mais ne voyant en lui qu’un simple “quidam”, il avait l’excuse de ne pas l’avoir dénoncé 26.
La lettre adressée à son colonel comme ses réponses aux enquêteurs sont pleines de contradictions. Dans sa dénoncia­tion, il écrit : “L’avant-dernière fois que le citoyen Michonis est venu, il y est venu avec un particulier 27…” Il le confirme oralement aux enquêteurs : “Le citoyen Michonis est venu avec un particulier, il y a quelques jours et c’est son avant-dernière visite…” Quand on sait que “l’avant-dernière fois” ou “l’avant-dernière visite” tombe le 28 août, on peut douter de sa sincérité puisqu’il n’a prévenu son colonel que le 3 sep­tembre, alors pourquoi attendre sept jours avant de dénoncer le complot 28 ?

On retrouve chez lui la stratégie du mensonge quand il écrit à Botot Du Mesnil “en son âme et conscience” : “La femme de chambre étant à jouer une partie de cartes avec moi, la veuve Capet a profité de cette occasion pour écrire avec une épingle un papier qu’elle m’a remis pour remettre à un certain quidam. Je me suis transporté aussitôt chez le concierge, à la femme duquel je lui remis le billet 29.” On relève trois mensonges :

Le premier, quand il affirme qu’il jouait aux cartes avec la femme Harel au moment où Rougeville et Michonis sont entrés le 28 août dans le cachot. C’est faux, celle-ci le contredit formellement : “Lorsque les deux visiteurs sont entrés ce n’était pas ce jour-là que j’ai joué aux cartes 30.” Il veut nous faire croire que la Reine a profité de cette occasion pour écrire son billet. C’est non seulement faux, c’est absurde ! Il était matériellement impossible, dans le quart d’heure qui lui était imparti, d’envoyer Gilbert à la fenêtre pour rappeler Michonis, d’en profiter pour ramasser les œillets, de prendre connaissance des messages, de persuader son gardien d’entrer dans la conspiration, et enfin d’écrire un billet avec une épingle, tout cela sous la menace du retour imminent de la femme Harel. En revanche, Gilbert une fois acquis à la conjuration, elle a tout le temps dans la journée du 29 de faire entrer l’autre gendarme dans le complot puis de rédiger tranquillement son billet avec une épingle quand la femme Harel se serait retirée, pour le remettre enfin à Gil­bert, pas trop tard toutefois, afin de permettre au chevalier d’organiser sa visite du lendemain vendredi 30. Avant d’in­tervenir, Rougeville doit connaître la décision de la Reine d’accepter de s’évader ou non et celle des gendarmes d’entrer ou pas dans la conspiration. Tout cela prouve bien que la Reine n’a pas rédigé son message à la première visite de Rou­geville comme Gilbert l’affirme.. Quand on y songe, il est évi­dent qu’avant de répondre au chevalier : Je viendrai, il fallait tout d’abord s’assurer que les deux gendarmes étaient bien entrés dans la conjuration. Quant au message, il a été obliga­toirement rédigé après les avoir circonvenus.

Deuxième mensonge : Gilbert prétend que la Reine a profité que ses geôliers fassent leur partie de cartes “pour écrire avec une épingle sur un papier”. 31. Si l’on prend cette affirmation à la lettre, la Reine aurait écrit son billet pendant la partie ? C’est-à-dire au moment où Rougeville et Michonis entrent dans le cachot ? On arrive à la conclusion paradoxale qu’elle aurait écrit son billet avant de connaître le contenu des messages cachés dans les œillets ! Conclusion non seulement absurde, mais inconcevable ! De surcroît, elle aurait dû l’écrire à la barbe des trois geôliers présents ? Si l’on admet contre toute vraisemblance que cette partie de cartes a vrai­ment eu lieu, elle aurait quand même été interrompue aussi­tôt les visiteurs introduits. On ne conçoit pas un personnel de garde poursuivre son jeu tandis que l’administrateur de police, responsable de la discipline, pénètre dans le cachot.
En admettant encore contre toute vraisemblance que cela se soit passé ainsi, la Reine n’aurait pas eu le temps matériel de rédiger son message. Sauf si cette partie dure le temps que dure la visite ? Hypothèse encore moins probable puisqu’elle conduit à une situation encore plus ubuesque : imaginerions-nous la Reine en train de rédiger le billet avec une épingle au nez des trois gardiens et le remettre ensuite aux visiteurs ? Nous sommes étonné de la mansuétude des enquê­teurs qui auraient pu au moins lui demander : “Puisque vous affirmez que, lors de cette première visite des conjurés, la prisonnière a profité de votre partie de cartes pour rédiger son message, pour quelle raison, à cette occasion, n’aurait­ elle pas remis le billet en main propre à Rougeville ?… Ou à son retour un quart d’heure plus tard ?”

Troisième mensonge, quand Gilbert affirme qu’il “s’est transporté aussitôt chez le concierge1”, pour remettre le mes­sage de la Reine à la femme Richard. C’est encore faux. Pour quelles raisons a-t-il attendu sept jours pour dénoncer le complot ?
On relève encore deux mensonges supplémentaires dans une autre phrase, quand il prétend que la Reine a ramassé aus­sitôt les œillets et qu’elle le lui a “avoué elle-même” : “[…] et lui dit à voix basse de ramasser l’œillet qu’il avait laissé tomber à côté du poêle derrière la femme de chambre, et elle l’a ramassé aussitôt. C’est la veuve Capet qui m’a elle-même avoué ce que je viens de dénoncer 32.”
On remarque que Gilbert n’a pas vu Rougeville lancer les œillets ni entendu ce qu’il a chuchoté à la Reine. Comment peut-il affirmer qu’elle les a ramassés aussitôt ? Il est impos­sible qu’elle ait pu formuler un tel mensonge. On se souvient qu’elle récupéra les œillets plus tard quand Gilbert lui tourna le dos pour appeler Michonis dans la cour des femmes. Quel intérêt a-t-il en annonçant qu’elle a ramassé aussitôt les œillets ? C’est qu’il a commis une faute professionnelle grave en quittant du regard la prisonnière pour rappeler Micho­nis qui errait dans la cour des femmes. S’il affirme que la Reine a ramassé les œillets aussitôt jetés, il supprime l’épisode où il a commis sa faute en tournant le dos à la prisonnière. Pour se couvrir, il est obligé de grouper tous les événements en même temps ! Ce qui l’entraîne dans des situations comiques. En outre, s’il avait réparti les principales péripéties sur les trois visites de Rougeville, on aurait pu lui demander pour quelles raisons ne l’avait-il pas dénoncé dès la première ? Selon son habitude, il tire la couverture à lui, en falsifiant la chronolo­gie des événements pour les réunir artificiellement en une seule fois. Pour agir avec une telle impunité, il est probable qu’il bénéficiait de la bienveillance des enquêteurs.

Faisons un raisonnement par l’absurde en imaginant que la Reine a effectivement ramassé ces œillets aussitôt que Rou­geville les a jetés. Après avoir ramassé les œillets, elle l’aurait fait de nouveau au nez des trois gardiens ? Hypothèse ridicule ! D’autant plus invraisemblable qu’aucun des trois témoins ne l’a signalé. Poursuivons cet étrange raisonnement : si la Reine s’empare aussitôt des œillets, comme l’affirme Gil­bert, Rougeville et Michonis sont donc présents à l’intérieur du cachot et la scène se passe non seulement sous leurs yeux mais aussi sous le nez des trois autres. On imagine la Reine de France ramasser les fleurs que vient de lui jeter Rougeville sous l’œil de cinq témoins ? La déclaration de Gilbert nous amène à une situation de plus en plus ubuesque quand il affirme, toujours lors de cette première visite, avoir rappelé Michonis quand il déambulait dans la cour des femmes. Si l’on s’en tient à la lettre, on aboutit à ce tableau picaresque où Michonis et  Rougeville sont à la fois dans le cachot et se promènent dans la cour des femmes ! Cela est d’autant plus cocasse que Gilbert l’affirme en son âme et conscience ! Comme il faut asseoir ce gros mensonge, il dégage sa res­ponsabilité en se retranchant derrière la Reine. Il proclame : “C’est la veuve Capet qui m’a elle-même avoué ce que je viens de dire”, et il lui attribue ainsi la paternité de son faux témoignage.
Nous le répétons encore, il est impossible que toutes ces contradictions qui sautent aux yeux aient pu échapper aux enquêteurs. S’ils n’ont pas relevé de telles inepties, c’est qu’ils avaient de bonnes raisons pour le faire, et ils se sont bien gar­dés de s’en priver. Ils avaient probablement reçu l’ordre de ménager les deux gendarmes, et nous pensons même qu’au moment des interrogatoires, leur silence était déjà acheté. Sinon, comment expliquer une telle complaisance ? La stra­tégie du mensonge a été payante pour eux.
Comme il était matériellement impossible à la Reine de rédiger son message lors de la première visite de Rougeville, on constate que Michonis dit la vérité quand il affirme que c’est le lendemain ou le surlendemain que la femme Richard lui a remis le billet. Elle jure le lui avoir donné aussitôt que Gilbert le lui a apporté, et Michonis prétend que ce n’était que vingt-quatre ou quarante-huit heures plus tard. En admettant qu’elle le lui ait remis aussitôt, pour quelles raisons alors la femme Richard ne contredit-elle pas Gilbert quand il proclame qu’il lui a remis le billet à la première visite ? Et pourquoi est-elle restée silencieuse comme les autres pendant sept jours sans prévenir les autorités ? Comme Gilbert, la femme Richard ment par complicité et omission selon la même stratégie du men­songe. La seule explication possible, c’est que les concierges sont bien entrés eux aussi dans la conspiration.


3. Le cas de la servante Harel demeura « une grande inconnue» .
Elle constitua le maillon faible de cette tentative d’évasion. Il était évident qu’elle ne faisait pas partie de la conspiration, et pour cause : c’était un mouton de Fouquier-Tinville. Mais on ne comprenait pas pourquoi elle niait systématiquement toutes les accusations des enquêteurs, jouant ainsi le jeu des comploteurs dont elle était pourtant l’ennemie déclarée.
Habituellement, elle est assise près de la fenêtre et tricote en surveillant la Reine. Ce jour-là, elle affirme qu’elle n’a rien vu ni rien entendu parce qu’elle était, dit-elle, “à travailler” ! 33. Travailler à quoi ? Où ? Quand ? Mystère. Dans notre roman, nous lui faisons laver les carreaux des deux fenêtres. Nous devions prendre en compte l’épineux problème qu’elle était présente et qu’elle n’avait rien vu ! Elle était alors obligée de tourner le dos aux visiteurs. Quand nous connaîtrons la straté­gie du mensonge, nous verrons que cette précaution était bien inutile, puisque malgré ses dénégations, elle avait effectivement tout vu.
 
Il semblerait d’ailleurs que cette servante soit moins sotte qu’elle nous apparut lors de son interrogatoire. N’oublions pas que deux témoins, Rosalie Lamorlière et Louis Larivière, la rendirent “responsable de l’échec de la conspiration de l’Œillet”. Comment ? On ne sait.
Dans sa relation à Laffont d’Aussonne, Rosalie révèle : “La femme Harel observait le tout, elle fit son rapport à Fou­quier-Tinville1…” 34.

Quant à Louis Larivière, dans une autre relation au même Laffont d’Aussonne, il dit : “Le quatrième ou cinquième jour, les administrateurs dirent à ma grand-mère que son emploi était trop pénible pour son âge, et l’on installa une jeune femme nommée Harel, qui, le mois suivant, dénonça Michonis et un inconnu, porteur de l’œillet où était renfermée de l’écri­ture…” 35.  
On va retrouver chez la servante cette attitude apparem­ment inexplicable. Nous savons qu’en reconnaissant le che­valier qui l’a aidée le 20 juin, la Reine s’est troublée ; “le feu lui monte au visage”, a dit Gilbert. Les gendarmes sont les seuls à l’avoir remarqué tandis que la femme Harel “n’a rien vu de cela”. Il est difficile d’imaginer que ce malaise qui a sauté aux yeux des deux factionnaires ait pu lui échapper. Quel était donc le motif qui la poussa à dissimuler la vérité ? Deux explications sont possibles : soit elle a menti sciemment, soit elle était réellement absente.
Si elle a menti, on conçoit mal qu’un mouton de Fouquier-Tinville puisse le faire en toute impunité lors d’une enquête diligentée par son maître. La sanction serait la déca­pitation immédiate. Sauf… si on lui recommande de fournir des réponses dilatoires afin de cacher à l’opinion publique le caractère subversif du complot et surtout de dégager la res­ponsabilité des comploteurs. Une révolutionnaire comme la femme Harel qui ment à d’autres révolutionnaires en étouffant un complot royaliste est une situation inconcevable… Sauf si ses mensonges ont été ordonnés par son autorité supérieure, c’est-à-dire par Fouquier-Tinville lui-même. C’est en fait ce qui s’est probablement passé. Nous comprenons maintenant la signification de ses mensonges.

Si elle avait été effectivement absente lors de la visite de Rougeville, on comprendrait qu’elle n’ait rien vu ni rien en­tendu, mais ce ne fut pas le cas puisque sa présence effective a été signalée par les deux gendarmes.
Que faut-il en conclure ? Présente ou absente ? La seule interprétation possible qui s’accorde avec les déclarations des trois témoins pourrait s’expliquer aussi par une absence momentanée… “La femme de chambre qui était sortie quelque temps auparavant pour aller chercher de l’eau 36…” Voilà peut-être une des clefs du mystère. Mais cette hypothèse n’est pas entièrement satisfaisante quand il s’agit d’expliquer les raisons de sa dissimulation : elle a sûrement vu Rougeville jeter ses œillets ou chuchoter aux oreilles de la Reine…


4. Quant aux réponses de Michonis aux enquêteurs :
 elles sont si désarmantes d’inconscience et de naïveté qu’on ne peut plus être étonné de son incarcération immédiate à la fin de son interrogatoire.
Toute sa défense repose sur un argumentaire infantile : il prétend qu’il ne connaissait pas le nom de l’homme qu’il a fait entrer chez la veuve Capet et qu’il n’a pas jugé utile de donner suite à cette affaire parce qu’il la croyait sans impor­tance et terminée… Des arguments tout de même un peu légers pour un administrateur de police.
Qui fut Michonis ? Les avis sont très controversés. Il aurait participé aux massacres de Septembre, ce qui en ferait un terroriste peu sympathique. Et pourtant, Hyde de Neu­ville, qu’on ne peut taxer de complaisance pour eux, parle de lui en termes élogieux : “Je vois encore ce dévoué Michonis dont l’âme généreuse et bonne se lisait sur une physionomie pleine de franchise et de bonhomie. Il cachait sous une appa­rence de candeur une finesse et une habileté qui le firent échapper plusieurs fois aux conséquences de son dévoue­ment. Toutes les préventions qu’on avait semées dans l’opi­nion tombèrent une à une dans son esprit plein de droiture. La Reine était pour lui l’objet d’un culte enthousiaste 37…”
 
Pour Campardon, il ne faut pas oublier que Michonis, comme policier, “prêtait au baron de Batz une assistance intéressée”. 38
Michonis est interrogé deux fois par les enquêteurs. 39 Ses réponses défient le bon sens. Quand on lui demande s’il n’est pas venu chez la veuve Capet avec un chevalier de Saint-Louis, il répond : “Je n’en connais pas !”
Les visiteurs qui visitent la prisonnière ont-ils un autre motif que la curiosité ? “Je ne connais pas de visiteurs qui ne soient pas motivés par la curiosité.”
Lui parlaient-ils ? “Les particuliers n’ont jamais parlé à la veuve Capet.”
Avez-vous constaté de l’émotion chez elle à la vue du particulier ? “Je n’ai pas constaté d’émotion.”
“Le particulier qui est venu avec moi m’était inconnu […], il avait un plaisir infini à la voir […], il avait fait sa demande de visite il y a seulement quinze jours […], je ne connais pas son nom…”
L’ayant vu plusieurs fois, ayant soupé avec lui, comment se fait-il que vous ne connaissiez pas son nom ? “Je vous jure que je ne le connais pas.”
Ne le connaissant pas, comment avez-vous pu l’introduire chez la veuve Capet ? “Je l’ai introduit comme tout le monde.”

  • Étant prévenu par la citoyenne Richard que le particulier était un chevalier de Saint-Louis, comment se fait-il que vous n’ayez pas tenté de le reconnaître ?

  •  “Parce que je consi­dérais l’affaire comme mineure et qui était finie.”

  • Pourquoi avez-vous dit à la citoyenne Richard de ne pas en parler ?

  • Parce que je ne voulais pas donner à cette affaire plus d’importance qu’elle n’en avait et que je la considérais comme finie.

  • Le fait que la prisonnière adresse un billet à cet homme aurait dû vous alerter ?

  • J’attribuais peu d’importance à la chose.”

   - Sachant qu’il vous avait compromis, comment n’avez­-vous pas tenté de rechercher son identité ?
   - Je n’attribuais aucune importance à la chose1.”


5. Quel fut le rôle du maréchal des logis François Dufresne ?
Sans sa participation effective, comme celle de Gil­bert, l’affaire de l’Œillet n’aurait jamais pu être montée. Etait-il présent quand la Reine fit ses confidences à ce der­nier ? C’est peu probable ; après le départ de Rougeville et de Michonis, la situation reste floue. Qui demeure encore dans le cachot quand la Reine tente de corrompre Gilbert ? La réponse se trouve peut-être dans la réplique de ce dernier aux enquêteurs : 40 “[…] la veuve Capet me dit à moi 40…” Pourquoi à lui ? Est-ce parce que Dufresne était absent que la Reine lui a personnellement proposé d’entrer dans la conspiration ? C’est très probable puisque le maréchal des logis, lors de son interrogatoire, emploie l’expression : “Mon camarade m’ayant déclaré que la veuve Capet…” On en déduit qu’il l’a appris par Gilbert et qu’il n’a pas assisté à son entretien avec la Reine. Quand on analyse les réponses de Dufresne, on est frappé de constater que son témoignage se modifie à un moment donné. 41 Dans la première partie de sa dénonciation, il s’exprime comme un témoin visuel. Il prétend avoir assisté à la totalité de la visite des visiteurs, puis soudain le ton change : tout ce qu’il sait, c’est son camarade qui le lui a appris. Sa collusion avec Gilbert est évi­dente, les deux compères se sont concertés pour harmoniser leur réponse. Il emploie les expressions : “Mon camarade m’ayant déclaré…”, puis : “Mon camarade m’a dit…”, et encore : “moyen dont il m’a avoué s’être servi”, “et qu’il avait remis”… Dans la deuxième partie de sa déclaration, la concordance des temps utilisée par Dufresne illustre plus le langage d’un observateur qui exprime des événements non vécus qu’un témoin qui y aurait assisté. Cela prouve qu’il n’a pas été le spectateur des événements qu’il dénonce. Ce changement grammatical est très important à prendre en considération, car il prouverait que Dufresne s’est bien absenté à un moment donné. Quand et pourquoi ? On ne peut l’affirmer avec précision, mais une chose est certaine : c’est sûrement avant les aveux de la Reine à Gilbert que Dufresne est sorti du cachot. Je le répète, un indice le confirme, c’est la fameuse phrase de Gilbert : “Michonis et ce particulier étant sortis, la veuve Capet me dit à moi  40…” Il semblerait que Dufresne se soit bien absenté au moment du départ de Michonis. Peut-être est-il sorti avec lui ? (Dans notre roman, nous avons imaginé qu’il est allé chercher le docteur Souberbielle.)
Quoi qu’il en soit, lorsque la Reine tente de circonvenir Gilbert, si l’on refuse de prendre en compte l’absence de Dufresne et de la femme Harel, la conjuration de l’ Œillet est tout simplement irréalisable.


 6. Quel rôle jouèrent les deux concierges ?
C’est la femme du concierge Bault, successeur des Richard, qui nous donne la réponse trente ans plus tard. Dans sa relation, on se souvient qu’elle rapporta que Sophie Dutilleul réunit lors d’un dîner chez elle à Vaugirard, Michonis, les Bault et Rougeville. La femme Bault précise : “Toutes les mesures furent prises pour l’exécution [du complot], Michonis se chargea du consentement des Richard 42.” Il est très probable qu’ils entrèrent eux aussi dans la conspiration. À notre avis, je le répète, Michonis était sincère quand il dit que c’était le lendemain ou le surlendemain, de la visite de Rougeville que Marie Richard lui a remis le billet. Comme cette fameuse visite eut lieu le 28 août, si la remise avait été effectuée le surlendemain, c’est-à-dire le vendredi 30, on se retrouverait dans une situation extravagante. C’est précisément le jour où Rougeville revient à la Conciergerie avec les fonds des conjurés. Quelle est l’utilité de faire parvenir un billet à un visiteur le jour même où on le rencontre quand ce qu’on a à lui dire peut l’être de vive voix ? Enfin et surtout, Rougeville ne se serait pas rendu à la Conciergerie sans avoir su à l’avance si les gendarmes étaient entrés ou non dans la conspiration. En revanche, si le billet est remis à Michonis le lendemain et non le surlendemain, c’est-à-dire le 29 août et non le 30, ce dernier informera le chevalier vingt-quatre heures à l’avance et pourra ainsi se déplacer le lendemain 30 août avec l’argent.
 
Nous savons maintenant que la femme Richard ment quand elle affirme avoir donné immédiatement le billet à Michonis. En réalité, selon ce dernier, elle l’a donné au mieux le lendemain 29 août, au pire le surlendemain (le 30). Si Gil­bert ne le lui a remis qu’à ce moment-là, c’est lui qui est res­ponsable de ce retard et non pas elle ; l’attitude de la concierge reste toutefois éminemment suspecte et confirme­rait, comme tout porte à le croire, que les Richard étaient bien entrés eux aussi dans la conjuration. Rappelons que jusqu’au 3 septembre, jour de la dénonciation de Gilbert, sept jours se sont écoulés pendant lesquels aucun des conjurés n’a dénoncé le complot, y compris les Richard.
 
7. Reste le brave Louis Larivière.
Compte tenu des an­ciennes attaches de sa grand-mère avec le duc de Penthièvre, il est très probablement entré lui aussi dans la conjuration.

 

                                              SYNTHÈSE.
Essayons maintenant d’imaginer comment s’est déroulée cette visite au cours de laquelle Rougeville lança ses œillets. Il a dû opérer si promptement qu’aucun des trois surveillants n’a remarqué son geste.
Malgré ses propos décousus, Gilbert semble lever une par­tie du voile quand il affirme : “Le citoyen Michonis lui a donné des nouvelles de sa famille et pendant ce temps, le par­ticulier s’est approché de la femme de chambre qui était à côté de la veuve Capet […] à laquelle il a laissé tomber un œillet à côté du poêle […] derrière la femme de chambre […] et lui dit à voix basse de le ramasser… Elle s’est retirée en dedans du paravent, elle a parlé à Michonis et l’autre particulier était derrière Michonis1.”

Usant toujours de la même stratégie de défense, Gilbert mélange dans sa dénonciation des événements vécus avec d’autres inventés ou rapportés. 43 On ne peut donc se fier à la chronologie qu’il donne. En revanche, il fournit une précision intéressante qui est également citée par le maréchal des logis Dufresne : les deux gendarmes affirment que Rougeville se trouvait derrière Michonis quand il a lancé les œillets et qu’ensemble ils sont passés derrière le paravent pour parler à voix basse à la Reine. Ces détails sont à retenir. Pour dire quoi ? D’abord la prévenir que deux œillets vont être jetés près du poêle et qu’elle doit s’en emparer pour prendre connaissance des messages qu’ils contiennent. La plupart des historiens inversent le cours des événements : on jette d’abord les œillets et on informe ensuite qu’ils contiennent un message.
 
La logique nous impose le contraire : d’abord prévenir la Reine qu’on va jeter deux œillets afin de retenir son attention, ensuite l’informer qu’ils contiennent un message. Sans cette précaution élémentaire elle n’aurait peut-être pas remarqué la présence de ces fleurs et le rôle qu’elles jouent. Elle devra pour s’en saisir, détourner durant quelques secondes l’atten­tion de Gilbert et trouver une excuse quelconque pour l’en­voyer à la fenêtre afin de rappeler Michonis. Pour quelles raisons Rougeville est-il revenu quinze minutes après s’en­tretenir avec la Reine ? D’abord, afin de lui laisser le temps de décider si elle va s’évader ou non. On se rend compte maintenant qu’il était impossible à la Reine de rédiger son message et de le remettre à Gilbert dès la première visite. Il est évident qu’elle n’a pu lui remettre son billet qu’après avoir circonvenu Gilbert et Dufresne, c’est-à-dire obligatoirement après la deuxième visite de Rougeville.

Il nous reste à imaginer comment cette scène aurait pu se dérouler le plus rationnellement possible selon les indica­tions des comploteurs.
Nous pensons qu’elle a dû se développer en trois temps à la barbe des gendarmes et de la servante. C’est cette version qui cadre le mieux avec les déclarations de chaque témoin.

  •  Dans un premier temps, Rougeville et Michonis pénè­trent dans le cachot. La Reine va au-devant d’eux et prononce la phrase bien connue : “Ah, c’est vous, monsieur Michonis !” Comme à l’accoutumée, la femme Harel est assise devant la fenêtre tout près du poêle… Une précision s’impose : où se situe ce poêle dans une pièce de trois mètres de côté ? Obligatoire­ment près des fenêtres, le seul endroit qui reste libre. Sur l’une des quatre faces du cachot, on trouve le lit de sangles ; sur l’autre, le passage qui communique avec l’espace où résident les gendarmes ; sur la troisième, on trouve la table et les deux chaises ; reste la face des deux fenêtres. Comme il n’y a pas de cheminée, il est logique de placer le poêle près de ces dernières, c’est l’emplacement idéal pour installer un tuyau d’évacuation des gaz qui sort dans la cour des femmes comme le montre une gravure de l’époque appartenant à Victorien Sardou.

  • Deuxième temps : les trois passent derrière le paravent, les deux visiteurs tournant le dos aux gendarmes et à la femme Harel. Rougeville se tient derrière Michonis qui fait face à la Reine. Il lui donne à voix haute des nouvelles de ses enfants. Pendant qu’il la rassure, Rougeville lui fait des clins d’œil par-dessus son épaule en désignant les œillets qu’il porte à la boutonnière. La Reine d’abord ne comprend rien, puis soudain reconnaît l’homme qui l’a sauvée le 20 juin aux Tui­leries. Le feu colore ses joues, et les larmes lui montent aux yeux. Cette disposition des visiteurs tournant le dos aux gen­darmes, en se plaçant l’un derrière l’autre, permet de com­prendre pourquoi Gilbert et Dufresne n’ont pu voir les clins d’œil de Rougeville, mais en revanche ont parfaitement remarqué le trouble de la Reine qui leur faisait face. Il reste maintenant à l’avertir à voix basse que les œillets qu’ils s’ap­prêtent à jeter contiennent un message et qu’elle devra les ramasser.

  • C’est le troisième temps : dans ses confidences à Gilbert, la Reine précise que c’est bien Rougeville et non Michonis qui a chuchoté à son oreille : “Ramassez ces œillets…” S’ils sont l’un derrière l’autre, il est difficilement concevable qu’à cet instant, Michonis s’interpose entre Rougeville et elle. On peut donc supposer que Michonis sort le premier du paravent. Pour détourner l’attention des gardiens, il va s’adresser à eux pour un motif quelconque, et c’est à ce moment que Rougeville en une fraction de seconde chuchote d’abord à la Reine qu’elle fasse bien attention : il va jeter deux œillets derrière le poêle, elle devra les ramasser car ils contiennent un mes­sage, mais aussi, quand ils seront sortis, elle devra envoyer le gendarme à la fenêtre avec une excuse quelconque pour rap­peler Michonis.

Rougeville, accompagné de la Reine, sort du paravent en se rapprochant de Michonis qui dialogue toujours avec les gendarmes. À cet instant, Rougeville en profite pour jeter les œillets derrière le poêle. La Reine a suivi son geste, elle est peut-être ou pas la seule à l’avoir vu. Il a dû agir avec une grande prompti­tude, car les gardiens  n’ont probablement rien remarqué, mais la femme Harel a vu.

On connaît la suite. Michonis et Rougeville sortent, Du­fresne quitte à son tour le cachot (on ignore à quel moment), la femme Harel va chercher de l’eau, Gilbert et la Reine sont seuls. Elle détourne l’attention du gendarme qui lui tourne alors le dos pour rappeler Michonis à travers la fenêtre, elle en profite pour ramasser les œillets et en prendre connaissance, Rougeville revient au bout d’un quart d’heure pour lui demander d’acheter les deux gardiens et la prévenir de son retour le vendredi suivant avec les sommes nécessaires. Quelques minutes plus tard, Michonis revient le chercher et ils sortent ensemble. La Reine est de nouveau seule avec Gil­bert, elle le persuade alors d’entrer dans la conjuration.

Dans ses mémoires1, Rougeville raconte qu’il effectua bien sa troisième visite le vendredi 30 août, habillé cette fois de gris et non de rouge. Il apporta quatre cents louis d’or et dix mille livres en assignats. Bien entendu, les conjurés ne donnent aucun détail sur cette entrevue, et pour cause. C’est probablement le jour où ils ont touché leurs louis d’or. Ils ne vont pas s’en vanter. Ce qui nous semble encore plus irréaliste, c’est que les enquêteurs ne se soient jamais intéressés à cette troisième visite. Pour quelles raisons n’ont-ils pas questionné Gilbert à ce sujet ? Nous verrons que c’est pour respecter cette stratégie du mensonge que chaque acteur l’utilise à des fins opposées. Quant aux louis d’or, il est peu probable qu’ils aient été distribués par la Reine elle-même, qui était d’une fai­blesse extrême, peut-être par Rougeville mais plutôt par Michonis. C’est lors de cette dernière entrevue que l’on décida que ce serait le soir du 2 septembre à onze heures qu’on libérerait la Reine de France.
                                                                          

                                                                         CONCLUSION
L’Œillet est toujours tenu par les historiens pour une affaire obscure. Elle l’a été à plus d’un titre, d’abord par la chronologie.
1. Archives nationales, F7 6413.
confuse des faits, ensuite par le rôle déroutant joué par les conjurés, enfin par l’incohérence des réponses données aux enquêteurs. Une approche nouvelle du complot permet de lever une partie du voile, et de découvrir derrière l’énoncé de chaque mensonge un projet parfaitement cohérent. Comme l’a si bien démontré Lestapis 44, tout devient limpide quand on insinue l’affaire des Œillets dans la vaste conjuration montée par le baron de Batz, conjuration que l’on sait sous-tendue par ce que nous avons appelé la stratégie du mensonge.
On sait aujourd’hui que cette affaire ne fut pas ce complot de servantes comme nous l’avons appelé dans notre roman, ni “une intrigue de prison” comme l’a désignée Fouquier-Tinville, mais une vaste conjuration destinée à renverser la République 45. Comme nous le verrons dans le tome suivant, cette conspiration fut une affaire si grave qu’elle compromit de nombreux membres de la municipalité de Paris, dont le sinistre Hébert 46. Si l’identité de tous ces comploteurs avait été révélée à la sans-culotterie, le régime aurait été éclaboussé. 47.
 
Un contemporain de cette époque trouble a écrit ses mémoires. On peut y lire ce texte étonnant : “Trois mois avant [l’Œillet], on avait gagné Hébert et sa clique pour la sauver [la Reine]. En conséquence il fit aux Jacobins la motion de la ramener de la Conciergerie au Temple. On renvoya la chose au Comité de salut public qui soupçonna Hébert et refusa. Alors ce der­nier voulant expier ses soupçons se déchaîna avec fureur contre la Reine.” Rappelons que de Batz et la coalition lui avaient déjà donné un million ; voir aussi dans “La lettre de Bâle”, qui parut au Moniteur, la collusion de la municipalité Pache, Hébert en tête, qui s’est vendue pour deux millions aux émigrés pour libérer la Reine. Le Moniteur universel, XXXIV, p. 137, cité par A. de Lestapis, La Conspiration de Batz, op. cit.,
p. 245. (Voir aussi le chapitre du roman intitulé “L’argent sale de la République”.)

Robespierre, qui suivait probablement l’affaire de très près, pressentit le danger et veilla à mas­quer la complicité des conjurés. Quand Chabot, ce capucin défroqué, lui révélera la liste des factieux, “après l’avoir écouté il lui demandera instamment de ménager les pa­triotes”. 48

La stratégie du mensonge nous permet de comprendre maintenant le comportement apparemment incohérent de la femme Harel quand elle affirme : “Je n’ai vu personne”, et qu’à la question : “Le particulier qui était avec Michonis a-t-il parlé à la femme Capet ?”, elle réponde : “Non !” Pour avoir été si formelle dans ses réfutations, on a pensé qu’elle était peut-être totalement absente ce jour-là. Cette interprétation ne tient pas. Nous savons par les déclarations des gendarmes qu’elle était présente pour assister à toutes les gesticulations et les messes basses de Rougeville. Comment expliquer alors que les mimodrames des deux visiteurs n’aient pas déclenché chez cette espionne une dénonciation immédiate ? Au contraire, quand les enquêteurs lui demandent : “N’avez-vous point vu un chevalier de Saint-Louis, accompagné d’un officier muni­cipal ?”, elle donne cette réponse déroutante : “Je n’ai vu personne !” 49
Nous savons maintenant qu’il existe une explication logique aux dénégations systématiques de la servante : elle avait pour instruction de mentir. Cela confirme l’hypothèse qu’il fallait éviter d’étaler au grand jour la honteuse collusion de Rougeville, donc de de Batz, ce chantre de la réaction nobiliaire, avec Michonis, un membre éminent de la Com­mune de Paris, “l’aile marchante de la Révolution”. Si les noms de tous les responsables de la conspiration avaient été révélés au grand jour, je le répète la fureur des sans-culottes aurait fait vaciller le régime.

 
À la suite de l’enquête des deux conventionnels, Micho­nis fut arrêté le jour même, le 4 septembre, mais ne resta que quatre jours à la Conciergerie 50. Le 8, il fut transféré à la prison de l’Abbaye puis mis au secret par ordre du Comité de sûreté générale. Comme nous le verrons un peu plus loin, il fallait enfermer Michonis sitôt le complot dévoilé pour l’empêcher de parler. Ce sont les raisons pour lesquelles nous pensons que les autres conjurés ne furent jamais inquiétés. Quant aux époux Richard, protégés par Fouquier-Tinville, ils furent mis en sursis et on ne retint contre eux qu’une stupide histoire de matelas et surtout pas leur collusion avec Rougeville. La femme Harel disparut après le procès de la Reine, tandis que Gilbert et Dufresne furent tous deux promus lieutenants malgré leur rôle évident de comploteurs qui aurait dû normalement les envoyer à l’échafaud. On comprend maintenant pour quelles raisons Gilbert ménageait son collègue quand il disait : “Le citoyen Dufresne est absolument ignorant de la chose comme moi de lui” ; en le couvrant, il se couvrait lui-même  51. On les a gratifié pour leur silence en leur évitant un procès qui aurait révélé leur connivence avec des royalistes. Les débats qu’il fallait éviter à tout prix eussent été dévastateurs pour Robes-pierre et les tenants du régime. Il est à peu près certain que Fouquier suivait l’affaire de près et en informait régulière­ment l’Incorruptible. N’oublions pas que celui-ci interdisait qu’on ébruite ce complot et surtout qu’on atteste de la collu­sion du baron de Batz avec des “patriotes”. 52 On ne devait jamais mettre au grand jour une intelligence quelconque entre ce dangereux contre-révolutionnaire et des municipaux éminents comme Michonis1, Chabot 53,57, Hébert 54,56, Chaumette 55 qui plongèrent dans la conspiration. En définitive, c’est toute la municipalité Pache, ou presque, qui y fut mêlée 55. Il y en eut bien d’autres encore qui se vendirent au terrible baron. Nous verrons dans l’épisode suivant qu’en plus des quatre membres précédents, ils furent sept municipaux attachés à la Commune de Paris à être mêlés au complot.

 
 
La conspiration de l’Œillet devient dès lors la conjuration de l’ Œillet, une affaire d’État, dont le but ultime était le ren­versement du régime. 58
Quant à ce pauvre Michonis, il fut traduit devant le Tribu­nal révolutionnaire le 29 brumaire an II. On se garda bien de le condamner pour intelligence avec Rougeville et de Batz, motif pour lequel il fut bien entendu acquitté 6. Comme on devait cacher sa collusion avec les royalistes, il fut gardé en prison en vertu de la loi des suspects et tenu au secret absolu jusqu’à nouvel ordre. On avait peur qu’il ne diffuse des informations compromettantes. S’il avait parlé, quelle image catastrophique aux yeux des sans-culottes, soutien indéfec­tible du régime des terroristes, de voir le baron de Batz, le pire des royalistes, s’acoquiner avec leurs chers patriotes de la Commune de Paris.
Contrairement aux allégations d’Herman énoncées au procès de Marie-Antoinette, le complot de l’Œillet fut autre chose qu’une “simple intrigue de prison”. Le président du Tribunal révolutionnaire le savait bien, il ne faisait qu’obéir aux ordres du Comité de salut public, qui lui avait intimé l’ordre de proclamer haut et fort qu’il ne devait y avoir aucune collusion entre de Batz et la Montagne. Sous ce jour nouveau, l’affaire des Œillets apparaît limpide.
Pour conclure, malgré les charges énormes qui pesaient sur les comploteurs, grâce à la stratégie du mensonge au pro­fit de la Montagne, aucun ne monta sur l’échafaud, mais celle-ci ne sauva pas toujours la vie des accusés. Ils furent acquittés pour leur collusion avec de Batz, mais gar­dés en prison comme suspects et guillotinés plus tard pour un motif imaginaire. Ce fut le cas de Michonis qui fut acquitté puis guillotiné, six mois après, pour un prétendu attentat contre Robespierre.
Les autres conjurés de l’Œillet eurent plus de chance, ils furent tous définitivement acquittés, les gendarmes Gilbert et Dufresne promus officiers, les Richard bénéficièrent d’un sursis, et la femme Harel, le mouton de Fouquier-Tinville, fut libérée et disparut après le procès de la Reine.
Seule la pauvre Reine payera très cher l’échec de la conjuration.
 
Bibliographie
 
1. A. Castelot, Marie-Antoinette, Perrin, p. 479.
2. Archives nationales, W 389.
3. A. de Lestapis, La Conspiration de Batz, Société des études robespierristes, 1969, p. 240-247.
4. E. CAMPARDON, “Interrogation de Gilbert, gendarme national”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, Jules Gay éd., 1863, p. 23.
5. Archives parlementaires, Compagnie des Indes, LXXXVI, 553­557. Dans une lettre que Chabot, le capucin défroqué, écrit à Dan­ton le 12 frimaire an II (2 décembre 1793), on peut lire : “Il faut que tu saches que le baron de Batz était accusé d’avoir voulu enlever la Reine et qu’il se cachait pour cette affaire. Après plusieurs conver­sations avec Delaunay (le factotum de Batz), j’aperçus un système de dissolution de la Convention par le moyen de la corruption et de la diffamation. La diffamation de Danton, de Lacroix, de Barère, de Basire, de Barras… et de tous les commissaires de la Convention. Je me résolus à entrer dans ce complot surtout quand Delaunay m’eut dit qu’Hébert était une puissance à sa disposition [sous­entendu : de de Batz].”
6. E. CAMPARDON, “Déclaration du citoyen François Dufresne”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 33.
7. E. CAMPARDON, “Interrogation de Gilbert, gendarme national”, ibid., p. 23.
8. G. Lenôtre, Le Vrai Chevalier de Maison-Rouge, Perrin, 1912,
p. 88.
9. E. CAMPARDON, “Relation de la captivité de la famille royale à la tour du Temple par la duchesse d’Angoulême”, dans Marie-Antoi­nette à la Conciergerie, op. cit., p. 87-88.
10. G. Lenôtre, Captivité et mort de Marie-Antoinette, Perrin, 1922,
11. Procès des Bourbons, Lerouge et Egron éditeurs, 3e édition, 1814, p. 208 et 229.
12. Évelyne Lever, Marie-Antoinette, Fayard, 1991, p. 645-646.
13. Évelyne Lever, Marie-Antoinette, op. cit., p. 647.
14. E. CAMPARDON, “Second interrogatoire de Marie-Antoinette, veuve Capet”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit.,
15. Ibid., p. 603. A la question des enquêteurs : “Vous déclarez donc avoir renoncé à tous les privilèges que donnaient jadis les vains titres de roi ?”, elle répond : “Il n’en est pas de plus beau !”
16. Archives nationales, W 296, dossier 261.
17. E. CAMPARDON, “Interrogatoire de Sophie Dutilleul”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 51.
18. G. Lenôtre, Captivité et mort de Marie-Antoinette, op. cit., p. 278 (relation de la femme Bault). Archives nationales, W 297.
19.  E. CAMPARDON, “Interrogatoire de Sophie Dutilleul”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 52.
20. Ibid., p. 54.
21. Ibid., p. 52.
22. Ibid., p. 53.
23. A. Castelot, Marie-Antoinette, Perrin, 1962, p. 482.
24. G. Lenôtre, Captivité et mort de Marie-Antoinette, op. cit., p. 364 (relation de Louis Larivière à Laffont d’Aussonne).
25. Archives nationales, W 297.
26. E. CAMPARDON, “Interrogation de Gilbert, gendarme national”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 24.
27. E. CAMPARDON, “Rapport du citoyen Gilbert au colonel de gen­darmerie”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 2.
28. Ibid.
29. Ibid.
30. E. CAMPARDON, “Interrogatoire de la citoyenne Harel”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 14
31. E. CAMPARDON, “Interrogation de Gilbert, gendarme national”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 24.
32. Rapport du citoyen Gilbert au colonel de gendarmerie, ibid., p. 2.
33. E. CAMPARDON, “Interrogatoire de la citoyenne Harel”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 16.
34. G. Lenôtre, Captivité et mort de Marie-Antoinette, op. cit., p. 234 (relation de Rosalie Lamorlière à Laffont d’Aussonne). p. 234.
 35. G. Lenôtre, Captivité et mort de Marie-Antoinette, op. cit., p. 359 (relation de Louis Larivière à Laffont d’Aussonne.
36. G. Lenôtre, Captivité et mort de Marie-Antoinette, op. cit., p. 234 (relation de Rosalie Lamorlière à Laffont d’Aussonne). p. 234.
37. G. Lenôtre, Le Baron de Batz, 6e édition, Perrin, p. 27, n. 2.
38. E. CAMPARDON, “Interrogation de Gilbert, gendarme national”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 24.
39. CAMPARDON, “Interrogatoire du citoyen Michonis”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 17-21 et 37-43.
40. E. CAMPARDON, “Interrogation de Gilbert, gendarme national”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 23.
41. E. CAMPARDON, “Interrogatoire du citoyen Dufresne”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 34.
42. G. Lenôtre, Captivité et mort de Marie-Antoinette, op. cit. (rela­tion de la femme Bault).
43. E. CAMPARDON, “Rapport du citoyen Gilbert au colonel de gendar­merie”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 6.
44. A. de Lestapis, La Conspiration de Batz, op. cit.
45. A. de Lestapis, La Conspiration de Batz, op. cit. H. Wallon, His­toire du Tribunal révolutionnaire de Paris, t. 2, p. 206. Archives nationales, W 296.
46. Mémoires et correspondances de Mallet Du Plan, 1851, Miscellanées,
47. A. de Lestapis p. 497, La Conspiration de Batz, op. cit.
48. Voir note 1, p. 642 ; et le rapport écrit de la main de Robespierre publiée dans les pièces trouvées dans les papiers de ce dernier. Affaire Chabot, n° XVIII, p. 70-71.
49. E. CAMPARDON, “Interrogatoire de la citoyenne Harel”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 14
50. Archives nationales, W 296, dossier 261.
51.  E. CAMPARDON, “Interrogation de Gilbert, gendarme national”, dans Marie-Antoinette à la Conciergerie, op. cit., p. 3.
52. A. de Lestapis, La Conspiration de Batz, op. cit. H. Wallon, His­toire du Tribunal révolutionnaire de Paris, op. cit., t. 2, p. 206.
53. “L’affaire Chabot”, dans A. de Lestapis, La Conspiration de Batz, op. cit., p. 11.
54. Archives parlementaires, Compagnie des Indes, LXXXVI, 553
55. Mémoires et correspondances de Mallet Du Plan, op. cit.
56. A. de Lestapis, Batz et Hébert”, dans  La Conspiration de Batz, op. cit., p. 245. L’auteur précise : “La coalition avait payé. Hébert avait exigé deux millions ; il en avait touché un et il devait toucher l’autre après l’exécution du projet mais la peur le prit et il se fit dénonciateur pour se sauver. Ces détails sont certains. Ils pourraient jeter une grande lumière sur les relations qui ont subsisté entre la municipalité Pache et la coalition.” (Le Moniteur, XXIV, p. 137 ; D’Estrées, Le Père Duchesne, Beauchesne, Louis XVI, t. II, p. 170.)
57. Archives nationales, W 296, dossier 261.
58.  Les prisonniers de la force”, dans A. de Lestapis, La Conspira­tion de Batz, op. cit., p. 81, note 32.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
   
   
   
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

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