Je suis né à Constantine, dans un département français de l’est de l’Algérie. J’ai fréquenté les lycées de la République et l’idée de vivre dans un pays qui n’était pas le mien ne m’effleurait même pas….J’allais bientôt déchanter !...

j’ai grandi d’abord au sein du lycée d’Aumale, avec mes petits amis juifs, chrétiens et arabes. Avec Ben Badis, mon ami qui était arabe, nous revisions  les compositions et les bacs. Les Ben Badis étaient de très riches bourgeois constantinois, mais le père de mon ami était un homme très pauvre qui ne vivait que pour faire de son fils un universitaire afin de le hausser au niveau de sa riche famille ; Il y parvint puisque le Professeur Ben Badis obtint la chaire de Biologie végétale à la Faculté des Sciences de Paris. C’était un homme d’une infinie douceur et un travailleur acharné. Il avait conscience des sacrifices endurés par son père et ne pas réussir dans ses études eut été un reniement paternel.

De la sixième jusqu’aux bacs, c’est aussi Rachid Maoui qui tenait la tête de la classe. Il était gros et portait toujours une blouse grise de quincaillier. Sa mère était suédoise et son père arabe. J’ai rarement rencontré une telle maturité servie par une telle intelligence chez un adolescent. Il ne travaillait pratiquement pas, il suffisait qu’il assista au cours pour l’assimiler aussitôt et il n’y revenait jamais. Je me demandais comment il pouvait être premier en tout. Il passait son temps à lire des livres d’histoire. il me tenait souvent un langage nationaliste que je ne comprenais pas ; Il me disait souvent :
-Tu verras Belaiche tout cela finira ici avec des mitraillettes !
-Je ne comprends pas, de quoi parles-tu ?
- -Nous les arabes, sommes injustement colonisés. Un jour nous nous révolterons pour créer une démocratie digne de notre peuple.
- Mais Maoui, tu es comme moi, qu’est-ce qui te manque, tu tiens la tête de la classe ? Ne sommes-nous pas français ?
- Tu ne peux pas comprendre, Je ne me sens pas ici chez moi ! Je suis un citoyen de deuxième zone, nous n’avons pas les mêmes droits que vous. Vois-tu nous ferons un jour une démocratie sur le modèle des pays scandinaves, une pure et belle démocratie !...Tout le monde aura sa place !
Pauvre Maoui, je pense souvent à lui, comme il a dû être déçu de voir ce qu’est devenue sa belle démocratie !

Soudain c’est la Toussaint 1954…Un couple d’instituteurs métropolitains est égorgé. L’assassinat des deux jeunes gens est revendiqué par un groupe de nationalistes inconnus. C’est la stupeur, l’effroi et l’indignation ; la guerre d’Algérie venait de commencer et allait durer 7 ans. Une guerre atroce faite de tortures, d’exécutions sommaires et de bombardements au napalm d’un côté,   de bombes, de corps déchiquetés, de paniers remplis de têtes coupées, et d’émasculations en série de l’autre…

Des positions inconciliables, d’un côté une population française sur une terre française avant Nice et la Savoie et qui se sent en France en Algérie,  d’un autre côté un peuple qui ne se considère pas comme français et qui aspire à vivre dans son propre pays…Quelle solution à un tel dilemme ?

L’Algérie s’embrase, le gouvernement de Guy Mollet rappelle 400.000 hommes ! L’effectif qu’il a fallu à Napoléon pour conquérir l’Europe. Le service militaire passe à 32 mois !

1954 à 1960. Je vivais à Alger quand je suis appelé sous les drapeaux. Les bombes explosent partout, au Casino de la Corniche, on trouve le chef d’orchestre Lucky Starway  coupé en deux par l’explosion d’une bombe placée sous l’orchestre, à l’Otomatic, le bar des étudiants,des morts ensanglantés, au Milk Bar rue Michelet, du sang, du sang partout…. La répression est terrible. Massu fait entrer les bérets verts dans Alger et envahit la Casbah, le repaire des fellaghas. On torture les suspects pour savoir où sont cachés les bombes. Pauvre Algérie la haine est généralisée, tuer, tuer, on n’entend que cela d’un côté comme de l’autre!...A chaque attentat suit une répression qui amène un nouvel attentat….

La Casbah est investie, quadrillée, militarisée : les attentats s’arrêtent….

1960. Je suis appelé sous les drapeaux. Me voilà parti pour 32 mois sur un piton en Grande Kabylie. Je suis médecin aspirant et dirige une antenne médicale dans un village perdu du nom de Tiko-Baïn. J’ai un berger allemand du nom de Sultan.

Je vois 60 malades par jour, et pratique même les accouchements et les extractions dentaires !  Le général Challe intensifie parallèlement la pacification et démembre les Willayas du F.L.N. avec les opérations Étincelles et Pierres Précieuses.

La pacification est la priorité de l’armée. Tous les moyens sont mis à ma disposition, 20 infirmiers et des tonnes de médicaments qui sont distribués à la population. je suis dans un régiment de cavalerie. Mon colonel s’appelle Caudon de Lalande de l’Hèrodières, un vrai aristocrate. Il me nomme popotier, je dois faire les menus qui doivent être complets matin et soir ! On bouffe à en crever. je travaille 10 heures par jour et le soir après dîner on bridge. J e filme beaucoup avec ma camera 8 millimètres.

Je me dois de parler des harkis qui ont été les grandes victimes de cette sale guerre. Nous avions une compagnie harkie qui était commandée par les frères Brahimi. Des soldats à toutes épreuves. Ils avaient eu leurs familles entièrement exterminées par les fellaghas. La nuit, ils revêtaient des tenues de combats noires et partaient en embuscade, les Brahimis avaient la haine au cœur….Je me demande souvent ce qu’ils sont devenus…Dire que la plupart n’ont pu regagner la France, on leur en avait interdit l’accès , une honte !...ils furent tous massacrés…Quelle tâche sur ceux qui gouvernaient alors !...

Un soir, alors que notre partie de bridge avait commencé, nous recevons un télégramme nous disant qu’une de notre section était tombée dans une embuscade, il y avait des blessés à ramener au camp. En pleine nuit me voilà parti avec 10 infirmiers et précédé par une section de fantassins. Nous marchons dans le djebel par une nuit noire. On ne voyait pas à un mètre. Soudain je sens le sol se dérober sous moi, je tombe dans un trou. Ma carabine tombe d’abord en se mettant en travers de ma chute. Ma jambe est ouverte sur 10 centimètres. On m’extrait du trou, et me ramène au camp sur un brancard. Au lieu des blessés c’est le toubib qu’on ramenait !  La compagnie a beaucoup rit de cette histoire.

Une autre fois, ma passion du cinéma a failli me coûter cher. On apprend le départ du général Crepin, c’est un autre qui prend le commandement de la Zone Est algérienne. C’était le début de la valse des généraux, De Gaulle retirait tous ceux qui étaient pour l’Algérie Française. Mon colonel me dit
-Toubib, vous devriez aller filmer cette prise d’armes, nous pourrions la voir ici tranquillement, je vous donnerai un convoi.

Il y avait 60 kilomètres pour rejoindre Tizi-ouzou. Nous partons fortement escortés. J’avais gardé ma tenue de combat, inutile de m’habiller pour la circonstance, car je voulais filmer la prise d’armes de loin.

La Place d’Armes de Tizi-Ouzou était quadrillée de soldats impeccablement alignés ; Tous les officiers étaient en grande tenue. Arrivent les deux généraux, sonnerie solennelle. Je réalise que je suis trop éloigné pour les filmer. Je me rapproche d’eux en filmant sans interruption, l’œil dans le viseur, j’avance, j’avance. Soudain la Marseillaise, je salue mais je réalise avec horreur que nous sommes trois au milieu de la Place d’Armes, les deux généraux en tenues-décorations et moi bouseux en tenue de combat. Impossible de bouger pendant l’hymne national. Je me souviendrais toute ma vie du regard des deux généraux de cinq étoiles posés sur moi.

Malheureusement je fus découvert par le losange rouge du corps de santé que je portais sur le bras droit. Je fus repèrè. J’aperçois dans les tribunes un médecin colonel qui me fixait intensément : je croyais qu’il allait éclater de colère ; il était rouge comme une pivoine. Enfin je peux m’esquiver discrètement, bien content d’apporter à mon colonel toute la cérémonie.

De retour sur mon piton, un télégramme m’attendait : Le médecin aspirant Belaiche est convoqué d’urgence au service de santé de Tizi-Ouzou.
-Toubib, Qu’avez-vous fait comme connerie pour être convoqué aussi vite ? me dit Caudon de Lalande en riant.
-Je n’ai fait que filmer, mon colonel.
-Reprenez le convoi et redescendez immédiatement. Vous êtes attendu par le médecin colonel de Hauteville, je le connais c’est un emmerdeur, pauvre de vous mon ami !

Je commençais à m’inquiéter sur mon sort, quand je suis reçu par un petit homme au teint rougeâtre. Il explose immédiatement.
-Vous êtes la honte du corps de santé ! Quand on est un crasseux dans l’armée, on est un crasseux dans la vie civile ;
- Mais mon colonel…
-Silence !... je vous fous 45 jours d’arrêts de rigueurs que vous effectuerai immédiatement !....Dehors !

On m’amene dans une chambre confortable qui donnait sur un jardin. Interdiction d’en sortir. On me donne un travail administratif à faire. Dans les arrêts de rigueurs destinés aux officiers, c’est un officier du même grade qui assure la garde. Je tombe sur un aspirant-dentiste charmant qui était encore plus embêté que moi de partager mon sort. Nous avons passé ensemble 45 jours à jouer à la belote. Quand au travail administratif je n’ai rempli en un mois qu’une demi-feuille !

Le grand inconvénient de toute cette histoire, c’est que les 45 jours d’arrêts s’additionnent à la durée légale du service militaire, j’ai donc fait 33 mois et quinze jours dans l’armée au lieu de 32…Trois Noël sous les drapeaux !....C’est vraiment très long !...

1961. Je suis muté à Alger comme médecin de la Place. Encore un miracle, j’ai une voiture et un chauffeur et mon rôle consiste à soigner les familles de militaires de la place d’Alger. Je suis en première loge pour assister à la dégradation de la situation ; De Gaulle a décidé de se débarrasser de l’Algérie. Il ordonne à l’armée de mettre l’arme au pied. les émeutes éclatent partout. C’est la naissance de l’O.A.S., des Barricades, et du mitraillage de la population européenne devant la grande poste…..Des souvenirs horribles…..

1962. Ma mère et ma sœur sont à Paris. L’OAS abat les Européens qui veulent fuir. Le FLN mitraille les européens à Oran. Je décide de quitter cette terre de haine et de sang.

Mon service militaire est terminé, je demande à être libéré en France. Arrive le jour terrible de mon départ, je n’ai que 160 francs en poche. Que faire de notre appartement ? Je le confie sans grand espoir à Violette, une amie hôtesse de l’air. Huit jours après mon départ mon appartement est plastiqué, Violette a failli être tuée. Je la retrouve plusieurs années plus tard dans le midi de la France. Encore le hasard, cette jeune et ravissante femme avait épousé un garçon originaire de Cannes. Il connaissait donc ma femme qui y était née. Violette quitte la France pour Los Angeles. Elle monte avec son mari un restaurant français qui deviendra l’Orangerie, un restaurant célèbre. Elle est l’ami en Amerique de Sylvie Vartan. Décidément le hasard n’existe pas pour moi. Dans mon destin, tout est lié, Alger, Cannes, Los Angeles, Sylvie….

J’embarque sur le bateau au milieu de centaines de pieds noirs en larmes. je vois le port de cette ville que j’adorais s’éloigner pour toujours. Je savais que je n’y retournerai  plus jamais….

 

 
 
   
 
   
   
   
   
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

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