Enfance et Jeunesse

Je suis né le 16 février 1933 à Constantine, plus précisément dans un immeuble instable de la rue Viviani, qui menaçait de sombrer dans les gorges d’un fleuve nommé Rummel. Il faut voir là un signe évident du destin, puisque l’instabilité fut une constante de ma vie !

 

 

J’appartenais à une riche famille juive dont le grand-père Félix Belaiche, très avare, avait fait fortune dans les allumettes, tandis que mon père Roger Belaiche, donc son fils, très généreux, était le directeur général de Marcel Boussac pour l’Afrique et l’Algérie. Il n’avait pas fait fortune du tout, puisque tout l’argent qu’il gagnait, et il en gagnait beaucoup, il le traitait comme de l’argent de poche.

 

 

Ma mère, Elsa Daninos, femme d’une grande beauté, avait 4 sœurs toutes aussi belles et deux frères dont un avocat cèlebre à Bordeaux et un frère ténor à l’opéra comique. Comme son frère aîné, ma mère qui avait une jolie voix, un peu affectée certes, chantait comme un rossignol. Nous baignions toute la journée dans les larmes de la Traviata, les soupirs de madame Butterfly et la vindicte de Don José.

 

   

Mon grand-père maternel, Victor-Emmanuel Daninos, détenteur d’une agrégation de droit et d’une agrégation de philo, vivait à Sousse en Tunisie comme un sage, loin des bruits du monde. Franc-maçon, il vivait en immersion totale dans un métier d’avocat défenseu. Il n’était préoccupé que du seul enrichissement de sa culture. Il plaidait en français, en italien et en arabe. Il fit 7 enfants vivants à sa femme dont ma mère. Il vivait dans une grande maison envahie par 7 bibliothèques débordantes de livres. C’était un puits de sciences qui écrivait et parlait couramment le grec ancien et moderne, le latin, l’anglais, l’italien, l’arabe parlé et littéraire, l’hébreux et même l’araméen, la langue du Christ. Il conversait des heures entières en latin avec Monseigneur Leynaud, l’archevêque de Carthage et d’Hippone. Mon grand-père se rendait souvent à l’Archevêché pour bavarder avec le prélat dans la langue de Sénèque. Un jour Monseigneur Leynaud lui demanda :

- Dites-moi Daninos pourquoi ne viendriez vous pas entendre la messe, ne serait-ce que pour l’amour du latin ? Grand-père qui était évidemment agnostique lui répondit : «parce que j’ai trop peur Monseigneur, que vous me convertissiez !»

Il maniait bien entendu la langue française avec brio. Son immense culture a marqué ses filles, ses fils et tous ses petits enfants, sa marque perdure encore sur les nouvelles generation; c’est ainsi que ma jeunesse a baigné, grâce à ma mère, dans les humanités et la poésie. Le soir on récitait le Lac, Booz endormi, les Djinns, les Pensées de Pascal ou Hernani. A travers ma mère, je lui dois la passion de l’Histoire.

 

 

Mon père étant nommé à la tête de l’Empire Boussac pour l’ensemble de l’Afrique et l’Algérie, nous quittâmes Constantine très tôt pour la magnifique ville d’Alger. Nous logions dans le plus prestigieux immeuble de cette ville, qu’on appelait l’Algéria. J’ai le souvenir d’une merveilleuse bâtisse d’un blanc immaculé aux volets ripolinés  rouges. Un de mes amis de retour récemment d’Alger m’a rapporté une photo de l’Algeria, quelle fut ma tristesse de la voir saccagée par le délabrement et l’abandon.

Son propriétaire d’alors, le richissime Robert Germain faisait partie des 200 familles de colons d’Alger. C’était un homme très séduisant qui logeait au dernier étage de l’Algéria au milieu d’un jardin suspendu. Il vivait avec un guépard qu’il avait dû abattre pendant la guerre, la viande étant devenue introuvable.

 

 

L’Algeria hébergeait les riches colons aux côtés des juifs fortunés d’Alger : il n’y avait hélas pas d’arabe assez riche pour l’habiter, et ceux qui avaient beaucoup d’argent comme le bachaga BenTayeb ne tenait pas à y vivre. Bref, Robert Germain, comme tout le monde, et je le dis sans animosité, avait la réputation d’être un tantinet antisémite. Et pourtant il se comporta avec ma mère comme un homme élégant. A la mort de mon père, démunie de tout, elle lui avait demandé l’autorisation de présenter un successeur pour son appartement afin de récupérer une reprise, compte tenu des investissements énormes que mon père avait fait dans ce logement de 400 mètres carrés. Il a non seulement accepté mais l’a encouragé à le faire. Je me souviens de ce que nous avais raconté notre mère : - «Chère Madame, lui avait-il dit, je suis un homme d’affaires, si demain on m’offrait une somme alléchante pour mon appartement, je le quitterais aussitôt !»...

Le fin mot de cette histoire, c’est que ma mère qui n’avait que trente-trois ans, était d’une réelle beauté, elle ressemblait à l’actrice Mirna Loy ; Robert Germain a du succomber à ses charmes !... La conclusion de cette anecdote c’est qu’il fit preuves malgré ses préjugés d’une certaine tolérance. Ne plaquons pas des étiquettes définitives sur les êtres, il ya du bon et du mauvais en nous, le bon doit nous faire pardonner le mauvais. Comme disait Malraux, ne soyons pas exclusif dans nos jugements sur les êtres car il n’en a existé qu’un qui fut parfait depuis le début de l’Humanité, ce fut le Christ.

 

 

J’ai fait toutes mes études primaires au lycée Bugeaud d’Alger, le lycée d’Albert Camus et de Max Pol Fouchet. Lorsque la guerre éclata l’Algérie bascula dans le giron du sinistre maréchal Pétain et bien sûr les enfants juifs furent interdits de scolarité sauf pour ceux dont les pères étaient anciens combattants, ce qui était mon cas et celui de ma soeur. À la recréation, j’assistais au lever des couleurs et chantais au grand dam de mes parents « Maréchal nous voilà, devant toi, le sauveur de la France… !. »… Quand mes petits amis me traitèrent inévitablement de sale juif, je fus surpris, pourquoi sale puisqu’on nous baignait tous les jours et était-ce une infamie que d’être juif ?  Mes parents, par solidarité avec les autres enfants juifs, nous retirèrent de l’école.

 

   

J’étais trop petit pour réaliser ce qu’était la guerre, et pourtant ce fut une époque que je n’oublierai jamais. Mon père avait épinglé sur une carte d’Europe, des petits drapeaux français, anglais, russes et allemands. Il matérialisait ainsi l’avance allemande et quand elle progressait sur le front russe, je le voyais vieillir à vue d’œil. Il fallait avoir obligatoirement le portrait du maréchal dans la salle à manger, cet homme « si généreux » qui avait « fait don de sa personne à la France » mais don aussi aux Allemands de dizaines de milliers de juifs français pour remplir leurs fours crématoires. Mon père s’exila au fond de notre appartement et appris seul l’Anglais avec la méthode Assimil.  Il possédait trois portraits dans un sous-main, « n’oublie jamais ces trois hommes, me disait-il souvent, De Gaulle, Churchill et Roosevelt ; le premier nous a rendu notre dignité en poursuivant la lutte, le second nous nourrit d’espoir car l’Angleterre n’a jamais été vaincue, mais seul le troisième sera un jour assez puissant pour nous rendre la Liberté, quand l’Amérique entrera en guerre. Quand ce grand jour arriva, je le vis tourner autour de la table, le pouce levé en l’air en chantant : «  On ira tendre notre linge sur la ligne Siegfried, notre beau linge blanc !... » ou encore « It’s long way to Tipperary, it’s log way to go….. ».

 

   

Durant la guerre, alors qu’Alger crevait de faim, ma mère avait gardé une caisse d’échantillons de tissus de la maison Boussac qu’elle troquait avec les fellahs contre des poulets. Grâce à elle pendant quatre ans nous n’avons jamais connu la faim. Bien sûr nous avons mangé du poulet matin et soir pendant quatre ans ! À chaque fois mon père disait « encore un poulet que les boches n’auront pas ! »….Chose très étonnante j’aime toujours le poulet !...

 

 

 Mon père mourut hélas à 45 ans sans voir vu la chose qu’il souhaitait le plus au monde : la Victoire des Alliés. De là mon amour indéfectible pour l’Amérique et cet amour ne m’a jamais quitté. Bien que la mode actuelle soit à l’antiaméricanisme primaire, je me révolte contre ces ingrats aux airs supérieurs, qui sont d’ailleurs aussi bêtes qu’ingrats. Depuis l’arrivée d’Obama, ces imbéciles ont changé d’avis du jour au lendemain, comme si l’idée péjorative qu’ils se faisaient de 350 millions d’êtres humains disparaissait avec la survenue  d’un homme providentiel. Pour combler leur vide affectif, je leur conseille d’aller passer un week-end sur les plages de Normandie pour se recueillir devant cette mer de croix blanches et d’étoiles de David.. Ce sont celles des enfants américains, venus du fin fond de l’Alabama, de l’Utah ou du plus profond des États-Unis pour mourir sur ces plages afin de nous délivrer de la barbarie.

 

 

La mort de mon père nous laissa dans un dénuement total. Il fallait que ma mère vende toutes les choses qu’elle aimait. Nous quittâmes alors notre bel appartement d’Alger, pour retourner à Constantine vivre chez notre riche grand-père. Je fis toutes mes études secondaires au lycée d’Aumale, le lycée du maréchal Juin et d’Enrico Macias. Deux mots sur mon regretté grand-père paternel, hélas, que je n’aimais pas. Avec le recul du temps je me rends compte que je n’étais qu’un petit c.. : À 80 ans, recevoir une femme et deux enfants ne fut pas une sinécure. Il vivait tranquillement avec sa gouvernante Yasmina et nous l’avions littéralement envahi.

 

 

Il fut veuf très tôt mais pris une maîtresse qui vivait au-dessus de chez lui. Elle s’appelait madame Prévost.  Elle était présidente de la Croix Rouge de Constantine et frequentait la quintessence antisémite de la ville. Je me suis toujours demandé pour quelles raisons ils étaient ensemble. Elle, laide comme les quatre derniers péchés capitaux, maigre comme un échalas, la paupière droite battant sans cesse , lui, juif plus ou moins religieux, moins que plus, riche, bel homme, grand, très élégant, allant tous les ans faire sa cure à Vichy pour compenser une insuffisance hépatique, séquelle des anisettes répétitives.

 

 

La mère Prévost avait sur mon grand-père une influence catastrophique. Le jour de l’Armistice, alors que Constantine était en état de choc à l’annonce de la défaite, elle l’obligea à pavoiser ! Dans le bel immeuble du 16 de la rue Caraman, au troisième étage, sur sept fenêtres, les seules de toutes les rues de Constantine, on pouvait voir flotter 7 drapeaux français qui commémoraient la victoire allemande !... et c’était chez le juif Belaiche !... Pauvre grand-père !….Quand la famille lui reprocha d’avoir pavoisé le jour de l’Armistice, il répondit, « je ne vois pas pourquoi je ne le ferai pas, le maréchal est un brave homme ! ». Je précise tout de suite, comme on pourrait le croire, qu’il était loin d’être gâteux ! Il était, hélas, sous influence…

 

   

Un jour la mère Prévost m’invita à boire un chocolat. Il y avait chez elle des quantités de petits tableaux peints à l’encre de Chine sur ses murs qui illustraient en ombres chinoises des militaires prussiens coiffés du casque à pointe. –«  Madame Prévost, lui demandais-je, c’est quoi tous ces dessins ? – C’est un souvenir de l’occupation prussienne de la guerre de 1870, mon petit !.(sic) ».. Un autre jour elle regarda ma sœur avec un faux attendrissement, la paupière battante, elle lui dit – « Nina, tu as l’air d’une belle petite juive d’Alger ! » Grand-père, ému par cette si délicate marque d’affection, sourit l’œil humide !

 

   

Avec le recul des années, cet homme qui avait des défauts comme chacun de nous, a assumé des responsabilités de père et de grand-père. Pauvre grand-père Félix… j’aurais dû respecter  cet home courageux qui avait trimé dur pour être ce qu’il était devenu . Je cultive toujours son souvenir et garde sa photo dans mon bureau..

 

   

 Revenons à moi. Avouons-le : j’étais un vrai rebelle ! Je trouvais les enseignants du lycée d’Aumale de Constantine terriblement ennuyeux. Un seul trouvait grâce à mes yeux, c’était monsieur Toubiana, mon professeur de leçon de mathématiques, car maman ne reculant devant aucun sacrifice, nous fit donner des leçons particulières, à ma sœur  Nina et à moi. Monsieur Toubiana  m’inculqua la passion des maths. Cet homme, sourd comme un pot, m’enseigna en outre une méthode de travail que j’ai gardé toute ma vie. Malgré une surdité totale,  il avait une formidable méthode d’enseignement . Les « Sonotones » de l’époque avaient de mauvais rendements et émettaient des sifflements stridents. Comme il était professeur dans un collège de la ville, ses élèves profitaient de sa surdité pour le chahuter copieusement. Quand il était grippé, il ne faisait pas classe, il débranchait son appareil pour économiser les piles, s’entourait de grosses écharpes de laines, s’asseyait à son bureau,  et corrigeait des copies en exigeant que les enfants à leur tour révisent en silence. Bien entendu le chahut était considérable, ils profitaient de sa surdité pour s’en donner à cœur joie en chantant et en hurlant des grossièretés. Toubiana sans lever les yeux disait parmi un vacarme épouvantable   –« Qu’est ce que c’est que ce petit gazouillis que j’entends ? »...

 

   

La farce habituelle était de lui parler en remuant les lèvres sans émettre aucun son. Il pensait que la puissance de son appareil était insuffisante et la poussait au maximum dans un sifflement aigu. Nous nous mettions alors a crier et le pauvre homme était foudroyé par l’intensité des décibels. Très souvent, un garnement, levait le doigt, en désignant la porte, c’était un code qui signifiait – Puis-je aller aux toilettes ?  –tu peux y aller ! disait Toubiana sans entendre ce qu’il lui demandait ; alors invariablement, une minute après, un complice rèpètait  la scène en levant le doigt et en désignant la porte  mais en disant cette fois – Toubiana, est-ce que  je peux aller b…r ta femme ? – Attends ! répondait le brave homme il ya déjà quelqu’un !...

 

   

Ma sœur, très douée pour les Lettres, mais nulle en math, avait commencé à prendre aussi des cours particuliers avec Monsieur Toubiana. A la première leçon, il lui avait dit «Nina, je ferai de toi une excellente élève en mathématiques », au bout de trois mois «, «je vais essayer de faire de toi une honnete élève en mathématiques », et les trois mois suivants « ma fille, il faut te marier ! ». Il faut dire que ma sœur était d’une rare beauté.

 

 

En dehors de monsieur Toubiana et de ses mathématiques,  l’Histoire mise à part, rien ne m’intéressait.   Je manquais les classes pour jouer au ping-pong. Je devins même champion d’Algérie. Ma mère désespérée devant la nullité de mes résultats scolaires me mit en pension dans un lycée très dur situé sur les hauteurs d’Alger : le lycée de Ben-Aknoun. Véritable institution paramilitaire où j’ai mangé de la vache enragée pendant un an. Heureusement ma sœur qui entre temps avait fait un riche mariage, habitait aussi Alger et je passais les week-ends chez elle. Comme les gens se retournaient sur elle dans la rue, mes copains du lycée me demandaient : qui est cette bombe avec qui on t’a vu rue Michelet ? Je me gardais bien de dire que c’était ma sœur !

 

 

Ma conduite s’améliorant, je retournais à Constantine, et cette fois pour ne plus m’arrêter. C’était l’année du bac. La passion de la physique et des mathématiques m’avait gagnée. Je dévorais littéralement le programme que je liquidais en trois mois. Il faut avouer en toute simplicité que la Providence m’a doué d’une mémoire vraiment exceptionnelle. J’ai fait un test de mémoire, je serai aujourd’hui  capable de repasser mon bac avec succès : je me rememore facilement  de l’intégrité du programme. Je me souviens aussi d’avoir collé un jour mon professeur de physique. Il s’appelait Cohen, un petit homme doté d’une haleine fétide. On travaillait sur le prisme afin de déterminer sa densité. Il fallait l’évaluer en le plongeant dans différents liquides de densités différentes jusqu’à qu’il flotte entre deux eaux : la densité du verre était alors la même que celle du liquide.. Je dis alors au petit Cohen : Monsieur, il n’est pas utile de faire cette fastueuse manipulation pour determiner la densité du prisme. - Ah oui, me répond-il vexé, comment la déterminerez-vous ?...Par l’opération du Saint-Esprit ? Pas du tout, répondis-je, en trouvant l’angle limite et en le divisant par 1. J’ai vu dans son regard un éclair d’admiration, mais il m’a tourné tout de même le dos et m’a ignoré définitivement.

 

   

Les programmes se trainaient ; à partir du quatrième mois je décidais de quitter le lycée. Ce qui est extraordinaire c’est que ma mère me fit confiance. Je travaillais à la maison et pulvérisais le programme restant en un mois. Je fus reçu très facilement.

 

   

Pendant toute cette période, je décidais de monter au lycée Cyrano de Bergerac. Je formais mes petits copains en leur faisant apprendre des centaines de vers par cœur. J’avais pris la capeline blanche de ma mère que je relevais devant, à la mode Henry IV ; j’avais confectionné une collerette en papier et portais une grande cape noire. Le succès fut assurè. Depuis, je suis devenu un cyraniste convaincu. Peu d’acteurs ont su l’interpréter correctement ; à part bien sûr, Pierre Dux, Daniel Serrano et Gérard Depardieu. Belmondo fut ridicule. Francis Huster a aussi interprété un Cyrano à Chaillot, c’était pitoyable ! Il voulait donner un nouveau style à la pièce en recitant les vers très vite. Il débitait une véritable diarrhée verbale comme s’il effectuait en même temps une corvée de bois. En plus de cette logorrhée totalement incompréhensible, il était affublé d’un costume de cuir noir très près du corps et portait des santiags. Avec ses cheveux coupés à ras, j’avais l’impression d’assister à une nouvelle version de l’Equipée Sauvage avec Marlon Brando, il ne manquait que les motos. Dégoûté de ce massacre, ma femme et moi sommes sortis au premier acte.

 

   

Il existe une mode actuelle qui consiste à dépouiller le répertoire de tout ce qui nous faisait rêver. Fini les magnifiques costumes, les robes à crinolines, les coiffures soignées et les décors somptueux qui faisaient le bonheur des yeux. Paraît-il que seul le texte compte, il faut se dépouiller de tous ces artifices « bourgeois et réacs »  totalement superflus !... Dire que j’ai vu une Traviata chantée dans un palais mauresque en carton-pâte où ils étaient tous pieds nus !...
J’avais assisté récemment à une représentation de Cyrano à la Comédie française. Là encore élaguons !... Élaguons, décida probablement le metteur en scène. Il avait décreté que les spectateurs n’assisteraient pas au premier acte dans la salle de  l’Hôtel de Bourgogne, mais des coulisses !... Autrement dit nous n’avons vu aucun personnage du premier acte, on voyait Cyrano de profil qui s’adressait à eux et les autres répondaient par des voix-off !... Quelle frustration ! On a entendu la tirade du nez sans voir les acteurs à qui Cyrano était censé s’adresser. Quant au duel, ils utilisèrent des épées en bois !... Les costumes rappelaient les djellabas marocaines et les soldats du siège d’Arras, portaient l’uniforme fasciste des légions de Franco durant la guerre d’Espagne !... On s’attendait à voir les Stukas de la division Condor bombarder la scène en piqué !… Impossible de rêver à Cyrano devant tant d’excentricités ridicules malgré l’excellente interprétation des acteurs, bref  je suis resté sur ma faim…

 

   

En revanche, pour les cyranistes  je dois signaler une version filmèe peu connue de Cyrano de Bergerac tournée en 1947 par Fernand Rivers. Les copies sont introuvables. La Cinémathèque du Luberon en possède une que nous gardons précieusement. Claude Dauphin interprète un merveilleux Cyrano. Il est entouré de la Comédie Française avec Pierre Bertin dans le rôle de De Guiche…. À voir absolument.

 

   

Depuis toujours, j’eus la passion de la poésie, de l’Histoire et du cinéma. Quand il existait une œuvre cinématographique qui réunissait les trois, il fallait que je la possède. (Jules Cesar de Mankiewicz, Napoléon Bonaparte  d’Abel Gance, même Si Versailles m’était comté de Sacha Guitry, ne serait-ce que pour la beauté de la langue mais certainement pas pour la vérité historique). Cela m’amena à collectionner les films comme un collectionneur de papillons.

 

   

C’est mon père qui me communiqua cette passion. Un jour il rentra à la maison porteur de deux gros paquets. Le premier contenait un projecteur de cinéma Pathé-Baby à manivelle, le second un film dans le vieux format 9,5mm. Voilà, me dit-il tu vas commencer une collection de films…Voici le n°1 de ta collection. Regarde le bien, il symbolise la trahison et le mensonge qui ont conduit à faire condamner un innocent. C’était « Veillée d’armes » de Marcel L’Herbier, un énorme succès d’avant guerre, avec Victor Francen, Annabella et Pierre Renoir. Un film archi académique où l’on retrouvait tous les poncifs de l’époque. Victor Francen, qu’Henry Jeanson détestait et tenait pour un acteur épouvantable était condamné à porter éternellement des uniformes de général ou d’amiral, sans lesquels disait Jeanson, Francen n’existerait pas. Dans Veillée d’Armes il fait le rôle d’un amiral qui passe en conseil de guerre. On lui reproche à tort, sous les accusations de son second, d’avoir trahi. Le traître est interprété par Pierre Renoir, (le frère du grand Jean Renoir) dont on ne voit jamais la main droite atrophiée et à qui l’on attribue toujours des rôles de scélérat comme dans les Enfants du Paradis. Quant à Annabella, ravissante mais hélas toujours aussi mauvaise,  dans le rôle d’une femme qui sauve son mari innocent…etc.… Ce mauvais mélo m’est cher parce qu’il incarna le premier film qui inaugura ma passion de la pellicule, une passion qui durera quarante ans. Nous y reviendrons.

 

   

Puis ce fut la déclaration de guerre et la guerre. Les Français d’Algérie n’aimaient pas beaucoup De Gaulle, il leur a, hélas, bien rendu !.... Nous en reparlerons. Il y avait bien une commission allemande à l’hôtel Aletti, mais on ne pouvait comparer notre sort à celui de la France occupée. Les juifs furent interdits de tout mais pas vraiment persécutés, sauf quelques-uns qui furent enfermés dans des camps installés dans le sud. En revanche fréquenter un juif vous mettez à l’index. À l’Algéria, nous avions comme voisin Faowler, le consul des Etats-Unis. L’Amérique n’était pas encore entrée en guerre ; sa femme et lui n’avaient qu’a traverser le palier pour venir chez nous. Papa qui apprenait l’anglais s’entretenait avec Faowler sur l’inévitable défaite de l’Allemagne si son pays entrait dans la lutte contre les nazis. Ils étaient charmants mais dès que nous les rencontrions dans la rue, ils faisaient tout pour nous éviter. Sa femme qui était pourtant amie de maman, s’enfuyait si elle la rencontrait en dehors de chez elle. Elle avait un type sémite très prononcé et portait pour le contrer, une énorme croix sur la poitrine de peur d’être prise pour une juive. Les Faowoler faisaient comme tout le monde, ils fuyaient les juifs dans la rue.

 

   

Un jour, avec papa, nous prenons l’ascenseur en même temps que deux membres d’une même famille, tous blonds aux yeux bleus.
- Ça sent le juif ici ! Dit le père à son fils.
-Oh oui papa, dit l’enfant ça sent très mauvais ! Je regardais mon père, il me souriait d’un air de dire ne prête aucune attention, ils sont bêtes !
Et puis un jour les Américains débarquèrent enfin. Le hasard voulut qu’on reprenne l’ascenseur avec le père.
- Ca sent une drôle d’odeur ici, me dit papa, ne trouves-tu pas mon fils ?
-Oh oui papa ça sent excessivement mauvais, c’est quoi cette odeur ? dis-je en riant.
-Ca sent le vieux Pétain, ça sent le ramolli !
Je me demande souvent ce que la famille Au…cle est devenue ?

 

   

Donc les juifs devaient etre évités. Je dois rapporter deux exceptions au comportement des Algerois. La première concerne le colonel Truchet, un ardent gaulliste ami de mes parents. Il avait une famille remarquable et une femme d’une grande beauté. Madame Truchet avait d’immenses yeux verts et des sourcils noirs très épais.   Je devais avoir huit ans mais je revois son visage comme si c’était hier. Elle était plus grande que son mari et excessivement sévère avec ses enfants, surtout avec son fils qui était du même âge que moi. Un jour, alors que nous jouions au square Morian, voisin de l’Algéria, nous décidâmes de jeter des cailloux au-dessus de nos têtes et de serrer les dents au cas où l’un d’eux nous tomberait dessus. A ce jeu idiot, bien entendu nous gagnâmes à tous les coups et le petit Truchet en reçu un sur son crâne qui fut aussitôt couvert de sang. Je le raccompagnais en pleurs chez lui. Toutes les personnes que nous croisions étaient paniquées de voir le visage ensanglanté d’un enfant. Quand il se présenta devant sa mère, je n’oublierai jamais son regard, elle lui administra une énorme gifle et s’essuya les mains !...

 

   

Papa et le colonel Truchet passaient des longues heures sur les aléas terribles de cette guerre. Les Truchet avaient aussi deux filles, dont l’une Chantale était l’amie de ma sœur. C’était la préférée de sa mère. Chantale était douce et tendre, nous l’adorions. Un jour elle se plaignit de terribles maux de tète. Son état s’aggravant, elle fut hospitalisée : elle avait contracté une méningite. Nous étions réduits à l’alternative suivante ou cette affection était curable, alors il s’agissait d’une méningite cérébro-spinale, ou elle était incurable et elle était d’origine tuberculeuse. Hélas, ce fut ce dernier cas dont elle était atteinte. À notre désespoir Chantale mourut et le chagrin de ma sœur fut immense... quant à sa mère, elle ne s’en remit jamais.

 

   

La deuxième exception était Madame Fouchet, une grande dame amie de maman. C’était la mère de l’écrivain cèlèbre, Max-Pol Fouchet. Max-Pol Fouchet passa sa jeunesse à Alger. Ce poète était aussi un homme d’action d’une délicatesse infinie. Ma mère disait que c’était l’homme le plus extraordinaire qu’elle avait rencontré dans sa vie. Étudiant en lettres, il rencontra Albert Camus, avec qui il milita aux Jeunesses socialistes. En 1939, il créa la revue Fontaine, revue mensuelle de la poésie et des lettres françaises, qui réunissait les écrivains résistants d’Alger. Sous l'Occupation, la revue Fontaine deviendra la tribune de la Résistance des intellectuels français regroupant Georges Bernanos, Aragon, Antonin ArtaudPierre Emmanuel, Claude Roy, Max Jacob, René Char et Jean Lescure. En 1942, il publia «Liberté» de Paul Éluard.  En 1950 Il créa , avec Pierre Desgraupes, Nicole Vèdrès  et Pierre Dumayet Lectures pour tous, mais aussi le Fil de la vie et surtout "Terre des Arts," série qui inaugura de 1964 à 1974, un  documentaire sur l'art à l'ORTF ; mais le pouvoir politique ayant la mainmise sur la télévision, il s’en détacha par ses prises de position fracassantes contre la peine de mort, la torture et la censure. Il sera aussi un élément moteur du journal Libération, mais il obtint surtout une chaire de professeur d’histoire de l'art. Madame Fouchet raconta à maman le sort cruel qui frappa son fils.

 

 

Il avait épousé une brillante étudiante Jeanne Ghirardi, qui devait se rendre à Paris rejoindre Aragon et Elsa Triolet pour présenter l’agrégation de lettres. Jeanne embarqua à Marseille le 6 janvier 1942 sur le Lamoricière, un vieux bateau où on remplaça le rare mazout par du charbon, ce qui ne lui conférait plus la vitesse nécessaire en cas de tempête. Le navire fut pris dans une tempête, plus encore que l'état de la mer, c'est précisément l’ersatz de charbon qui fut responsable de la lenteur du navire. C’est la vitesse qui rend un navire manœuvrant contre des vagues de dix mètres. En outre, le combustible était en quantité à peine suffisant et de surcroît humide. La catastrophe était inévitable.

 

 

Comme l’histoire étrange de ce naufrage, si souvent racontée par ma mère, a hanté ma jeunesse, je veux la rapporter ici, car Max Pol  Fouchet avait pressenti  inconsciemment la tragédie qu’il allait vivre. Un an auparavant, en 1941, il écrivit un poème, où revenait sans cesse, et cela malgré lui, les thèmes de la mer, de l’amour et de la mort dans un naufrage...On avait l’impression que la Providence le mettait en garde à travers son inspiration contre le destin tragique qui allait le frapper à travers Jeanne. Voici ce poème prémonitoire écrit un an avant le naufrage 

 

 

Le bruit des branches
Est venu de la mer
Et sur la mer aussi
Fille qui se déhanche
Le bateau de transport
Pleure son absence
Triste il s’en retourne
Loin du port silence
Le poète la découvre
Il cueille à ses seins
Une image du monde
Un brin de sel marin
S’en revient la nacelle
Pour la fille chercher

La fille dit adieu
Le poète est tout seul
Le poète est de sel
Du sel dans les yeux
A grand soif il boit
Boit à s’empoisonner
Et meurt le jour prochain
Tout pétri de sel marin
Du sel dans les mains
Le bateau naufrage
Tout est par le monde
Onde qui fait le sel
Sel qui retourne à l’onde
Joies parties en nacelles

 


Max-Pol Fouchet
Octobre 1941

 

 

Et voilà ce que pensait Max Pol Fouchet du destin :
« Cette poésie, disait-il, accueille le vieux fatum, l’ananké* ; le destin l’habille de métaphores et d’allégories, ou le laisse nu sur les aires du tragique, battues de vent, brûlées de lumières, dévorées de nuit, c’est selon. Nous avons, nous, à l’y chercher, le découvrir, l’écouter. Nous lisons des livres, mais rarement le destin. Faut-il dire hélas ou tant mieux ? Je ne sais. Les êtres ne se confondent pas avec l’être. » (*L’anankè est la contrainte, la chose que l’on ne peut éviter.)

 

   

En accompagnant sa femme à l’embarquement, Max Pol Fouchet reçut un second message qui le prévint encore :  il réalisa soudain que le Lamoricière était un engin de mort, il le réalisa trop tard… le bateau partait… . Écoutons-le :
« J’accompagnai Jeanne jusqu’à la passerelle. Un porteur nous suivait, tenant sur sa tête la lourde valise, celle qui contenait des livres pour le concours. Nos adieux furent brefs, Jeanne détestait ceux qui n’en finissent pas, moi aussi. Elle entra, sans se retourner, dans le ventre du bateau. Je restai sur le quai, avec l’espoir qu’elle montrerait sur le pont, pour m’adresser un dernier signe d’adieu. Il n’en fut rien. Une femme s’y trouvait, qui lui ressemblait, secouant un mouchoir à l’adresse d’un autre homme, et je m’imaginais que ses adieux m’étaient destinés (…). Je vis alors une poupe noire où se détachaient, sur trois lignes, son nom, son port d’attache :

Gouverneur Général
LAMORICIÈRE
MARSEILLE.


Alors, il se produisit en moi comme un réveil. Je sortis de ma léthargie. Ce fut pour entendre plusieurs fois en moi le mot « Lamoricière». Il me semblait que les syllabes se séparaient les unes des autres. Le mot devint une phrase, un jeu de mots. La mort ici erre, disait-elle, la mort ici erre. Je courus jusqu’à l’extrémité du quai, avec le désir fou d’arrêter le bateau… »
Le lendemain 7 janvier, au large des Baléares, en pleine tempête, le navire se porta au secours d’un paquebot en perdition, le Jumièges. Quand il arriva sur les lieux, pas de trace du Jumièges qui avait coulé, mais une mer démontée avec des creux de 10 mètres. Sous les coups de butoirs, une porte de soute lâcha, l’eau s’engouffra, noyant les machines, arrêta les moteurs, entraînant une surcharge qui coucha le navire sur le flanc. Il coula, engloutissant 301 victimes. Jeanne mourut noyée. Max Pol Fouchet fut inconsolable. Le jour anniversaire du naufrage, il jetait chaque année des roses à la mer dans le port d’Alger. J’en ai parlé récemment avec Hubert Nyssen le fondateur d’Actes Sud, qui fut son ami ; il me confirma que cette histoire fut pour Max Pol Fouchet une épouvantable tragédie.


   

Un témoin impuissant a photographié le Lamoricière en perdition. L’image est tragique, car aucune fumée ne sort des cheminées. Il est comme un corps mort incliné sur le côté, prêt à couler. Quelle dut être l’horreur ressentie pour Max Pol Fouchet en voyant cette photo ; sa femme qui était à bord s’est vue mourir.

 

 

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